La diabolique qui a fait tomber Jean Moulin
publié le 03/06/1999 à 16h28 par Laurent Joffrin, Pascale Froment
Une grande fille brune avec des yeux noirs immenses. Son nom: Lydie Bastien. Elle a 22 ans, en 1943, quand son
amant, René Hardy, donne Jean Moulin à
la Gestapo. C’est à partir de son testament oral que Pierre Péan, auteur de «Vies et morts de Jean
Moulin.
Le Nouvel Observateur. – Jean Moulin trahi par René Hardy… Malgré les
charges qui pèsent sur ce dernier, chef de la Résistance-fer, la querelle des historiens n’en finit pas…
Pierre Péan. – Mon enquête m'a permis de préciser les conditions de la trahison de
René Hardy. Elle m'a surtout permis de mettre au jour le jeu de sa «fiancée», Lydie Bastien, qui est l'un des personnages les plus romanesques de cette affaire. Pour moi, elle a joué un rôle décisif
dans l'arrestation de Jean Moulin.
N. O. – Il faut rappeler d'abord la séquence des événements qui ont conduit à la chute de Moulin...
P. Péan. – Oui. Comme on le sait, Jean Moulin avait été chargé par le général de Gaulle d'unifier les mouvements de Résistance et de les placer sous l'autorité
de la France libre. Le 27 mai 1943, à Paris, les efforts de Moulin ont abouti à la première réunion, capitale, du
Conseil national de la Résistance. Il s'agit de réaliser, sous l'égide du Général, non seulement l'union des mouvements mais aussi celle des partis et des syndicats, afin de conférer à la France
libre la légitimité qu'on lui conteste toujours, notamment aux Etats-Unis.
Cette opération se déroule sur fond de conflits et d'amer-tume, en particulier à cause de l'opposition d'Henri
Frenay, à la tête de Combat – le plus ancien des mouvements –, qui s'estimait le mieux placé pour diriger la Résistance intérieure sans subordination à Londres. Frenay avait même pris contact avec les Américains pour chercher leur soutien. Il se rend ensuite à Londres pour tenter de
reprendre la haute main. Mais c'est Moulin qui dispose de l'argent et des armes.
Le 9 juin, le général Delestraint, chef de l'Armée secrète (AS), branche militaire de la Résistance, est
arrêté à Paris, au métro La Muette. Moulin convoque alors une réunion au sommet pour le remplacer. Celle-ci aura lieu
à Caluire, dans la banlieue de Lyon, le 21 juin, au cabinet du docteur Dugoujon. La Gestapo surgit peu après, arrête tous les participants, mais Hardy réussit à s'enfuir.
N. O. –On discute depuis l'origine sur les moyens qui ont permis à Barbie de connaître le lieu de la
réunion...
P. Péan. – Tous les historiens sérieux s'accordent aujourd'hui pour désigner comme
coupable René Hardy, lequel est venu épauler Henri Aubry, chef d'état-major de l'AS, pour représenter Combat à la réunion de Caluire. Dans la nuit du 7 au 8 juin,
Hardy a été arrêté par les Allemands dans un train le conduisant de Lyon à Paris, et contraint à la trahison. La
Gestapo l'aurait retourné sous peine de représailles contre sa maîtresse Lydie Bastien et les parents de celle-ci. Du moins est-ce la version qui fait l'unanimité. Hardy l'a lui-même accréditée en reconnaissant avoir passé une sorte d'accord avec les Allemands en échange de sa libération.
Mais il a toujours nié avoir donné la réunion, affirmant qu'il n'avait jamais tenu ses engagements envers la Gestapo.
N. O.– Si sa culpabilité est évidente, pourquoi a-t-il été acquitté par deux fois?
P. Péan. – Hardy a été inculpé après la Libération quand on a découvert à Marseille le rapport «Flora», dans les archives de la Gestapo, le désignant comme un agent passé à son service. Le premier procès a été perverti par l'atmosphère de l'époque et par
la production de faux témoignages mis en lumière par mon enquête. Maurice Garçon, l'avocat de Hardy, a surtout réussi
à discréditer les documents en raison de leur origine allemande et à mettre en pièces certains témoignages parce qu'ils émanaient d'agents doubles, comme celui, essentiel, d'Edmée Delettraz,
accablant pour Hardy. Il faut aussi comprendre que les accusateurs de Hardy étaient soit communistes (le PCF voulait affaiblir Combat, dont les convictions anticommunistes faisaient un ennemi
politique), soit proches des communistes, tels Pierre Cot et d'autres amis de Moulin. Condamner Hardy, ç'aurait été rendre
service au PCF.
N. O. – Même chose pour le second procès, en 1950?
P. Péan. – Oui, à peu près. Hardy a été à nouveau traduit en justice parce qu'on a formellement établi son arrestation par les Allemands dans le train
Lyon-Paris, avant Caluire, ce qu'il avait nié lors de son premier procès. Son mensonge l'a renvoyé dans le box des accusés. Mais Me Garçon a réussi à écarter les nouvelles preuves avec la même
tactique. Hardy a aussi bénéficié du revire-ment spectaculaire d'un témoin allemand en principe à charge, Harry
Stengritt, adjoint de Klaus Barbie à Lyon. Mon enquête démontre – c'est un élément nou-veau – que Stengritt et Hardy se sont longue-ment
concertés (ils étaient détenus ensem-ble à Fresnes) avant le procès. Stengritt a dû accepter de livrer un faux témoignage contre une promesse d'aide si Hardy était acquitté. L'acquittement a eu lieu, mais de très peu: le tribunal militaire a voté la culpabilité à une seule voix
de majorité, alors qu'il en fallait deux pour la condamnation. C'est ainsi qu'est née l'énigme de Caluire: l'acquit-tement de Hardy ouvrait la porte à toutes les hypothèses, y compris les plus contes-tables.
N. O. – Comment en êtes-vous arrivé à réévaluer le rôle de Lydie Bastien?
P. Péan. – Dans
mon précédent livre (1), j'avais révélé l'existence d'un réseau vichyste, le SR-Ménétrel, du nom du médecin et secrétaire particulier du maréchal Pétain. L'un des membres de ce réseau, Raymond Richard, agent triple puisqu'il était aussi un homme de l'Abwehr (contre-espionnage militaire) et du SD (Gestapo), avait réussi à infiltrer
la Résistance, à pénétrer Combat, ayant été mis en relation avec René Hardy et Pierre de Bénouville. Ce dernier
m'avait confié, avant de se rétracter, qu'il avait été, dès avant Caluire, au courant de l'arrestation de Hardy par
les Allemands. J'avais laissé entendre que cela déboucherait sans doute sur une nouvelle lecture de la chute de Jean
Moulin, notamment à cause d'une appartenance probable de Lydie Bastien au SR de Ménétrel. À l'occasion d'une
tournée de promotion pour mon livre, à Montpellier, un inconnu m'a fait remettre un mot pour me rencontrer, accompagné d'une photocopie de la dernière carte d'identité de Lydie Bastien.
N. O.– Qui était l'inconnu?
P. Péan. – Victor Conté, qui a côtoyé Lydie Bastien les dix dernières années de sa vie et a été son exécuteur testamentaire. Il m'a transmis la version orale
détaillée qu'elle souhaitait donner de toute l'affaire, après sa mort. Je la transmets à mon tour, ce qui ne signifie pas que je la reprends à mon compte dans sa totalité.
Cabrée par une éducation stricte dans un pensionnat catholique, Lydie Bastien avait, toute jeune, nourri une
conception cynique de l'existence, étrangère à toute morale, portée au mysticisme et à l'intrigue. C'était une grande fille brune avec des yeux noirs immenses, d'une beauté spectaculaire selon
les canons de l'époque. Tous les hommes qui l'approchaient tombaient sous son charme. A sa sortie de pension en 1941 – elle n'a pas 20 ans –, elle a une liaison avec un Allemand qui va la
présenter à Harry Stengritt, l'adjoint de Barbie. Elle devient sa maîtresse. Puis – c'est toujours elle qui raconte – elle est chargée par les Allemands de rencontrer
«par hasard» René Hardy, dans une brasserie de Lyon. Hardy, fou amoureux d'elle, l'associe rapidement à ses activités clandestines. Elle se vante d'avoir été à l'origine de
l'arrestation du général Delestraint et du retournement de Hardy: après son arrestation du 7 juin, celui-ci est mis en sa présence et craque. Que se sont-ils dit? On peut supposer
qu'elle lui a démontré qu'il était pris au piège et ne pouvait espérer survivre et poursuivre leur liaison qu'en trahissant. Pour avoir fait tomber Hardy, ce qui allait entraîner la mort de Jean
Moulin, elle avait, toujours selon ses propres dires, reçu de Stengritt des bijoux de prix.
N. O. – Et si Lydie Bastien avait été non seulement une mystique mais aussi une mythomane?
P. Péan. – Tout l'objet de mon enquête a été de recouper le «testament» de Lydie Bastien. Je me suis d'abord aperçu que, dès 1944, Frenay la soup-çonne d'être agent des Allemands, ce qu'il réitère dans ses Mémoires, en 1973 (2). Même chose pour Claude Bourdet. J'ai ensuite recueilli le témoi-gnage de Jacques Bénet, ancien membre du MNPGD, le mouvement de
résistance des prisonniers, qui a été informé des confidences faites à son meilleur ami, Voltaire Ponchel, ainsi qu'au colonel Groussard (ex-Intelligence Service), par Oscar Reile, l'ancien
patron, à Paris, d'une des branches de l'Abwehr: Reile affirmait, au milieu des années 50, que «Lydie Bastien avait été recrutée par l'Abwehr,
puis prêtée au SD de Lyon»... Deux personnes ne se connaissant pas m'ont, en outre, décrit une photo de Lydie
Bastien, prise en Allemagne pendant la guerre, où elle figure en compagnie d'officiers allemands. L'essentiel du «testament» étant corroboré, j'ai pu mieux comprendre et utiliser les
révélations contenues dans le dossier de justice de Raymond Richard, l'agent 7.122 de l'Abwehr, qui était aussi l'un des
traitants de Lydie Bastien. J'ai pu également mieux interpréter une note d'Antoinette Sachs (maîtresse et
collaboratrice de Moulin, qui a tenté d'élucider le mystère de Caluire) déposée au musée Jean-Moulin à Paris.
N. O. –Ce ne sont pas des preuves irréfutables...
P. Péan. – Je m'en explique franchement dans la postface de mon livre, destinée aux historiens:
le «testament» de Lydie Bastien n'a pas en lui-même force de preuve. Mais j'ai réuni un faisceau d'éléments
concordants qui me paraissent suffisants pour avancer de manière crédible la gravité de son implication. Cela n'exclut pas d'autres trahisons, comme dans toutes ces affaires, éminemment
complexes, de manipulation. Surtout quand on se replace dans le contexte des déchirements entre gaullistes et Résistance intérieure. Le rôle de Lydie Bastien n'en justifie pas moins le titre de mon livre.
Propos recueillis par PASCALE FROMENTet LAURENT JOFFRIN - «La Diabolique de Caluire», par Pierre Péan, Fayard, 264 p., 110 F.
(1) «Vies et morts de Jean Moulin», Fayard.
(2) «La nuit finira», par Henri Frenay, Robert Laffont.