Oskar Gröning, garde SS à Auschwitz, accusé et témoin
A 93 ans, cet ancien garde SS d'Auschwitz va être jugé par l'Allemagne pour complicité dans le génocide. Histoire d'un auxiliaire de la Solution finale qui, hanté par son passé, s'est décidé à le raconter.
Oskar Gröning entrera peut-être dans les livres d'histoire. Au chapitre consacré aux horreurs d'Auschwitz figurera la photo d'un grand blond à lunettes, sanglé dans son impeccable uniforme vert-de-gris, calot à tête de mort incliné sur l'oreille droite. "Le dernier soldat SS jugé par l'Allemagne soixante-dix ans après la guerre", indiquera la légende. Dans quelques mois, l'ancien sergent, âgé de 93 ans aujourd'hui, affrontera les juges de la cour d'assises de Lüneburg, en Basse-Saxe. L'acte d'accusation dressé contre ce vieillard au corps usé glace le sang : Oskar Gröning, né le 10 juin 1921, est soupçonné de complicité dans l'assassinat des 300 000 juifs hongrois jetés dans les chambres à gaz d'Auschwitz au cours de l'"Opération Hongrie", entre mai et juillet 1944.
Le nonagénaire, veuf depuis quelques années, coulait des jours tranquilles à Schneverdingen, dans le parc naturel de la Lüneburger Heide, vaste lande bucolique, piquetée de genévriers et de bouleaux. Le 3 septembre 2013, il a compris que cette paisible retraite touchait à sa fin. Ce jour-là, l'Office central pour l'élucidation des crimes du national-socialisme annonce urbi et orbi avoir transmis à la justice les dossiers de 30 gardes présumés du camp d'extermination d'Auschwitz. 30 hommes et femmes, âgés de 87 à 97 ans. Les derniers survivants des 9 500 soldats et auxiliaires SS qui, selon l'Institut polonais de la mémoire nationale, ont officié à l'ombre des fours crématoires. Le sergent Gröning est l'un d'eux. D'octobre 1942 à octobre 1944, il a comptabilisé les devises étrangères soustraites aux déportés acheminés des quatre coins de l'Europe. Il a monté la garde sur le quai à l'arrivée des convois, également.
L'ex-sergent SS pensait en avoir fini avec la justice des hommes. Deux fois déjà, il a eu affaire à la police. En janvier 1978, les enquêteurs l'interrogent dans le cadre de l'enquête lancée contre et 61 anciens membres du service de gestion des avoirs des prisonniers d'Auschwitz. Mais les poursuites sont abandonnées en mars 1985. En novembre 1984, il est de nouveau entendu, comme témoin cette fois, à l'occasion des poursuites engagées contre l'un de ses anciens compagnons d'armes, Martin Gottfried Weiss, ex-sergent SS accusé du meurtre de cinq prisonniers.
Aux uns et aux autres, Oskar Gröning raconte en détail la collecte des maigres biens des déportés et l'organisation millimétrée du bureau des devises. Il ne leur cache rien. Ni de son rôle ni de son parcours au sein de la SS. "Intérieurement, je n'approuvais pas les mesures d'extermination, alors même que je n'étais pas directement partie prenante", tient-il à préciser en 1978.
"J'ai tout vu, affirme-t-il en substance. J'y étais"
Le retraité de Basse-Saxe pensait être quitte avec l'Histoire, aussi. En 1985, à l'occasion de l'assemblée annuelle de son club philatéliste, ce passionné de timbres discute politique avec un autre collectionneur. Celui-ci s'insurge : "C'est incroyable qu'il soit aujourd'hui interdit, sous peine de poursuites pénales, de mettre en doute l'Holocauste, alors qu'il n'a jamais eu lieu !" Gröning est sidéré. Il se procure un livre recommandé par son interlocuteur, Le Mensonge d'Auschwitz (1), qu'il lui envoie dûment annoté. "J'ai tout vu, affirme-t-il en substance. Comment les juifs ont été poussés vers les chambres à gaz. Comment leurs corps ont été jetés dans les fours crématoires. J'y étais." Six mois plus tard, ses commentaires sont publiés dans le courrier des lecteurs du journal néonazi La Paysannerie. On l'appelle, on lui écrit pour lui marteler qu'il se trompe, qu'on n'a pas exterminé 1 million de juifs à Auschwitz.
D'octobre 1942 à octobre 1944, Oskar Gröning a comptabilisé les devises étrangères soustraites aux déportés acheminés des quatre coins de l'Europe
Fraîchement retraité, Gröning décide de raconter à ses deux fils, Gerhard et Wolfgang, tout ce qu'il ne leur a jamais dit -la guerre, son engagement dans la SS, Auschwitz. Pour eux, il rédige un témoignage de 87 pages. Gerhard, l'aîné, avocat à Hambourg, ne bronche pas. Wolfgang, le cadet, philologue, griffonne quelques interrogations dans la marge. Leur père reprend sa machine à écrire pour tenter de répondre. Distribue cette nouvelle version à ses proches, à ses amis.
Pourtant, nul ne lui pose de questions, ne lui demande des explications. Alors, en 2003, Oskar Gröning accepte de rencontrer une équipe de la BBC, la chaîne télévisée britannique, qui tourne un documentaire (2). Son histoire, désormais, sera publique. L'histoire d'un fervent nazi qui a répudié ses convictions d'hier pour épouser les valeurs de la République fédérale. D'un Allemand ordinaire, taraudé par ses souvenirs, qui cherche la rédemption.
Dans la famille Gröning, on est ultra-nationaliste de père en fils. Le grand-père a servi dans un bataillon d'élite du duché de Brunswick. Après l'amère défaite allemande de 1918, le père, Bruno, ouvrier qualifié du textile, a rejoint les rangs du Stahlhelm (Casque d'acier), une organisation paramilitaire d'anciens combattants. Le petit Oskar et son frère aîné, Gerhard, orphelins de mère, entrent dans le mouvement de jeunesse du Stahlhelm, puis dans les Jeunesses hitlériennes. Ils apprennent vite à haïr le traité de Versailles et les réparations exigées de l'Allemagne, la république de Weimar et la démocratie. Les juifs, aussi, dont on leur explique qu'ils sont coupables de la débâcle de l'Empire. Pourtant, à Nienburg, entre Brême et Hanovre, la maison des Gröning jouxte la quincaillerie d'une famille juive, les Selig. Oskar adore jouer aux billes avec leur fille, Änne.
Dans les Waffen SS, le jeune Oskar choisit le travail de bureau...
Quand la guerre éclate, le jeune homme est apprenti à la Caisse d'épargne de Nienburg et membre du parti nazi depuis deux jours. Galvanisé par les premières victoires, il veut rejoindre le corps d'élite des Waffen-SS, dont il admire tant l'uniforme noir et la fidélité absolue au Führer. D'abord versé dans les troupes motocyclistes de la division Das Reich, il est rapidement transféré dans l'administration comme comptable. Oskar préfère le travail de bureau. A l'automne 1942, il reçoit une nouvelle affectation. Une mission difficile et ultrasecrète dont dépend la victoire du peuple allemand, lui assure-on. On lui rappelle la devise des SS, gravée sur la boucle de son ceinturon : "Mon honneur s'appelle fidélité."
Un soir d'octobre, Gröning débarque à Auschwitz. L'ordinaire y semble meilleur qu'ailleurs. De jolies couettes à carreaux agrémentent la literie des soldats. Ses nouveaux camarades partagent avec lui sardines à l'huile, lard, vodka et rhum. Il a rejoint, lui disentils, "un camp de concentration d'un type particulier". Il comprend vite pourquoi. "C'était un choc, confierat-il aux journalistes de la BBC. Sur le coup, ça ne passait pas. Mais vous ne devez pas perdre de vue que nous nous étions convaincus, par notre vision du monde, de l'existence d'une grande conspiration juive contre nous. [...] Il fallait éviter que les juifs nous plongent dans la misère." Par tous les moyens, y compris en exterminant hommes, femmes et enfants.
Employé au bureau des devises, Oskar est chargé quelques semaines plus tard de remplir une tâche supplémentaire : à l'arrivée des convois, il doit surveiller les bagages abandonnés par les déportés. La première fois, il assiste à une scène qui l'horrifie : un soldat SS empoigne par les pieds un bébé abandonné au milieu du capharnaüm et lui fracasse la tête contre la paroi métallique d'un camion. Le lendemain, Gröning demande son transfert.
En vain. Les "excès" dont il a été témoin, lui explique son supérieur, ne sont qu'une intolérable "exception". Le jeune SS renouvellera sa requête après s'être risqué dans les parages des chambres à gaz, une nuit où il était de service, et avoir observé fugitivement la crémation de corps entassés dans une fosse. Mais on ne quitte pas Auschwitz si facilement.
Son frère, Gerhard, sous-officier de la Wehrmacht, est tué à Stalingrad en novembre 1942. Quelques mois plus tard, Oskar épouse la fiancée de celui-ci, Irmgard, responsable locale de la Ligue des jeunes filles allemandes, la branche féminine des Jeunesses hitlériennes. Les jeunes mariés baptiseront leur premier-né Gerhard.
Gröning s'installe dans la routine d'Auschwitz. Tout à son travail, il évite de regarder ce qu'il ne veut pas voir. Au fond, la vie est plutôt agréable dans le camp principal, qui abrite l'administration. Promu brigadier, puis sergent, il se fait des amis, fréquente le cinéma, le théâtre et le club de sport. Il donne toute satisfaction, comme en témoigne l'attestation qui lui est délivrée à son départ, en octobre 1944. Son caractère est jugé "sain", ses convictions "solides".
Condamné en 2011, l'ancien gardien ukrainien nazi de Sobibor, John Demjanjuk (en fauteuil), décède avant d'être jugé en appel
En Angleterre, le prisonnier mène une existence "très confortable"
Le sergent Gröning rejoint une unité SS qui combat les Alliés dans les Ardennes. Le 10 juin 1945, le jour de son 24e anniversaire, il est fait prisonnier par les Anglais près de la frontière danoise. D'abord interné dans un ancien camp de concentration, il est condamné aux travaux forcés et transféré en Angleterre l'année suivante. Il mène, de son propre aveu, une existence "très confortable". Il est bien nourri, gagne un peu d'argent et chante dans une chorale. Avec celle-ci, il part en tournée dans les Midlands et en Ecosse où les spectateurs accueillent les Allemands à bras ouverts, se disputant pour leur offrir gîte et couvert.
Libéré en 1948, il retrouve son épouse, Irmgard, et sa ville natale de Nienburg. Son appartenance à la SS lui interdisant une carrière bancaire, il se fait embaucher comme gestionnaire des salaires dans la verrerie locale. Employé zélé, il y fera toute sa carrière, grimpant les échelons jusqu'à celui de directeur du personnel. Citoyen modèle, il est aussi juge bénévole auprès du tribunal du travail.
L'été, la famille passe ses vacances à Usedom, une île de la mer Baltique que l'Allemagne et la Pologne se partagent depuis 1945. Les Gröning ne parlent pas du procès d'Adolf Eichmann, le logisticien de la Shoah, à Jérusalem en 1961. Ni des membres du personnel d'Auschwitz jugés à Francfort entre 1963 et 1981. Ils ne regardent pas Holocaust, la série diffusée en 1978 qui bouleverse l'Allemagne. Oskar Gröning a fini par comprendre que son passé ne cesserait de le hanter. Alors, il s'est mis à parler, raconter, expliquer. A s'interroger, aussi, sur sa part de culpabilité. Voit-il son futur procès comme une dernière possibilité d'exprimer ses regrets? Comme une chance de trouver, enfin, la paix? Ou bien comme une injustice faite à un homme qui a su sortir du silence avant qu'il ne soit trop tard? Ni lui ni son avocat n'ont accepté de répondre à L'Express.
Un principe simple a longtemps été appliqué par la justice allemande : les tribunaux ne jugeaient que les criminels nazis dont la participation directe à un meurtre pouvait être prouvée. En 2011, la cour d'assises de Munich bouleverse cette jurisprudence.
Elle condamne John Demjanjuk, ancien gardien au camp d'extermination de Sobibor, à cinq ans de prison pour complicité dans l'assassinat de 27900 juifs. Même les plus petits rouages étaient indispensables au bon fonctionnementde la machine à tuer, estiment les magistrats. Les comptables comme les sentinelles, les cuisiniers comme les opérateurs des chambres à gaz. Cela tombe bien. Près de soixante-dix ans après la fin de la guerre, les grands criminels, ceux que l'Allemagne n'a pas pu, pas voulu, condamner -ou si légèrement- ne sont plus de ce monde. Restent ceux que leur jeune âge cantonnait aux fonctions subalternes.
"Les juger remplit une fonction de catharsis pour la société d'outre-Rhin, estime le chasseur de nazis Serge Klarsfeld. Personnellement, je suis opposé à ces procès intentés aux petits comparses, d'autant qu'ils ont plus de 90 ans aujourd'hui..." Saisie par Demjanjuk, la Cour constitutionnelle fédérale n'a pas eu le temps de se prononcer sur ce chamboulement juridique car l'intéressé est mort avant qu'elle ne rende sa décision. Une condamnation d'Oskar Gröning pourrait lui offrir une nouvelle occasion de trancher...
(1) Ouvrage du négationniste et ancien SS Thies Christophersen.
(2) Auschwitz. Les nazis et la "solution finale", documentaire diffusé en 2005. L'auteur, Laurence Rees, en a tiré un livre passionnant qui porte le même titre (Le Livre de poche).