L'affaire Turquin n’aura jamais de fin
Condamné pour la disparition de son fils, le vétérinaire avait refait sa vie aux Antilles. Où il a été assassiné
La nuit tropicale est tombée depuis longtemps sur l’île de Saint-Martin, aux Antilles, ce vendredi 6 janvier. Il est 21 h 15. Deux coups de feu claquent dans le silence, à peine troublé par la musique d’un restaurant créole. L’écran naturel des bananiers qui bordent la terrasse de la petite maison en bois peint étouffe les bruits. Presque personne ne porte attention au son de la cavalcade sur l’allée lattée du jardin, ni aux crissements de pneus d’une voiture qui démarre en trombe dans la rue. Le silence, peuplé des mille bruits ordinaires d’une douce soirée sous les alizés, s’installe à nouveau autour de la villa. Les volets sont juste poussés, et les jalousies du salon laissent passer les lumières changeantes d’un poste de télévision perpétuellement allumé.
Minuit trente, Nadine Turquin quitte le petit restaurant créole à deux pas, où elle vient de fêter son anniversaire avec quatre de ses amies. Son mari, Jean-Louis, ne l’a pas accompagnée à ce dîner de filles. La veille, ils ont célébré les 66 ans de Nadine en couple, dans le meilleur restaurant de l’île, autour d’une langouste, d’un poisson grillé et d’une bouteille de vin blanc frais. Et ce soir, Jean-Louis Turquin, 68 ans, s’est couché à 20 heures, tourmenté par une douleur au genou dont il doit se faire opérer dans une dizaine de jours. Il a pris des médicaments et a absorbé deux somnifères avant le départ de sa femme.
A son retour, Nadine s’interroge en voyant la porte ouverte et les lumières allumées. L’inquiétude la saisit alors qu’elle s’avance dans le petit couloir et constate que deux des trois chambres ont été fouillées. Dans l’une d’elles, un gros poste de radio en bois, datant des années 1940, qu’elle a offert à son fils cadet, est renversé. Le dos a été découpé et enlevé. Un petit couteau qu’elle n’a jamais vu a été jeté près de la fenêtre. La porte de leur chambre est ouverte aussi ; elle y découvre, horrifiée, le corps de son mari, allongé sur le dos, dans une flaque de sang, à même le carrelage. Son bras gauche est replié au-dessus de sa tête et il serre dans sa main un tesson de verre blanc, dont des dizaines d’éclats jonchent le sol et le lit. Affolée, Nadine court chez sa voisine, l’une des amies qu’elle vient à peine de quitter. « C’est Jean-Louis, je crois qu’il est mort ! » parvient-elle à articuler.
Pendant que son amie prévient les gendarmes, Nadine trouve la force de retourner dans la chambre auprès de son mari. Les éclats font un tapis scintillant. « D’où vient ce verre brisé ? » La question tourne dans sa tête, obsédante. Quand elle est partie, il n’y avait que le téléphone portable et sa paire de lunettes sur la table de chevet. En attendant l’arrivée des gendarmes, Nadine échafaude des scénarios. Le plus probable est celui d’un cambriolage qui a mal tourné. Jean-Louis lui avait parlé d’un pécule – des bijoux lui venant de son grand-père et une importante somme d’argent en liquide – qu’il cachait. Elle suppose qu’il pouvait se trouver dans le poste de radio vintage.
L’enquête des gendarmes de Saint-Martin se résume à un relevé d’empreintes, la saisie d’ordinateurs et de deux étuis de cartouche 9 mm retrouvés sur place. Le verre est celui d’une carafe qui se trouvait dans la cuisine.
turquin4 Moïse ber Edelstein, ancien danseur à l’Opéra de Nice, le père biologique de Charles-Edouard périra étrangement noyé non loin du vieux port
L’enquête de voisinage a révélé la présence d’un homme dans une voiture inconnue, garée à plusieurs reprises dans la rue, la semaine précédente. Quatre jours plus tôt, dans un quartier proche, un vétérinaire retraité a été menacé par trois jeunes Antillais qui voulaient de l’argent. Etrangement, « comme s’ils s’étaient trompés », témoigne le retraité, ils sont repartis après avoir simplement volé un Opinel dans son véhicule. Les gendarmes tablent sur l’enregistrement d’une caméra vidéo pour les identifier et le parquet de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, ouvre une information judiciaire pour « meurtre avec préméditation ou guet-apens ».
Ce tragique fait divers, sur une île qui présente le plus fort taux de vols avec armes (3,5 pour 1 000 habitants contre 0,2 en métropole), n’attirerait pas l’attention si la victime n’était autre que le vétérinaire Jean-Louis Turquin, condamné, en 1997, à vingt ans de prison pour l’assassinat de son fils.
Le 21 mars 1991, Turquin signale au commissariat de Nice que Charles-Edouard, âgé de 8 ans à peine, a disparu du luxueux domicile familial, la Bastide Haute, dans l’arrière-pays niçois. Cet événement intervient alors que Michèle Turquin s’est enfuie, seule, un mois avant, après une très violente dispute avec son mari. Celui-ci venait de découvrir, grâce à des tests ADN, qu’il n’était pas le père biologique de Charles-Edouard. Depuis février, Turquin harcèle sa femme pour qu’elle réintègre le domicile conjugal, lui fixant même comme ultimatum le 20 mars, la veille de la disparition de l’enfant. Michèle Turquin est persuadée que son mari a tué son fils. Elle va avoir recours à un stratagème pour le faire avouer.
Lors d’une confidence sur l’oreiller, le vétérinaire avoue une première fois avoir tué et enterré Charles-Edouard sur la commune de Lucéram, dans les Alpes-Maritimes. Michèle récidive mais, cette fois, elle enregistre ses aveux sur magnétophone. Son mari refuse toutefois de lui dire où est enterrée la victime, pour éviter, dit-il, « de prendre vingt ans » ! Bien que l’enregistrement ne puisse être retenu comme pièce à conviction en France, les jurés de la cour d’assises des Alpes-Maritimes le condamnent à vingt ans de réclusion, le 21 mars 1997. Le corps ne sera jamais retrouvé, et Turquin multiplie les protestations de son innocence, avançant que son fils est toujours vivant et qu’il a été confié, par sa mère, à une famille en Israël. Il s’appuie sur le fait que le père biologique présumé de Charles-Edouard est un Juif américain d’origine tchèque, Moïse Ber Edelstein. Après de nombreuses et vaines investigations, tant en France qu’en Israël, aucune trace de vie de l’enfant n’a jamais été retrouvée. En juillet 2006, Turquin est remis en liberté conditionnelle par le tribunal de Bastia.
A cause de la prison, notre histoire a été très forte
Pendant son incarcération à la prison des Baumettes, à Marseille, le vétérinaire a trouvé une correspondante en la personne de Nadine, professeure de fitness. « A cause de la prison, notre histoire a été très forte », se justifie-t-elle encore aujourd’hui. Ils se marient entre les quatre murs de Fresnes, en juin 2000. « Par compassion, je voulais offrir une seconde naissance à cet homme qui avait tout perdu. Je crois toujours en son innocence car, dans son dossier, il n’y avait ni preuve, ni mobile, ni cadavre. » Après sa libération, Nadine se dévoue corps et âme au développement de son cabinet vétérinaire à Arles. Et lorsque Turquin décide de s’installer à Saint-Martin, « son rêve de trente ans », elle le suit, même si elle doit s’éloigner de ses trois enfants. « Mais j’aimais sa force de caractère et nous nous complétions si bien pour soigner les animaux. »
Depuis qu’elle est devenue grand-mère, leur relation s’est fortement dégradée, explique encore Nadine. « Surtout depuis mars 2016. Quand ma petite-fille a failli mourir à Paris, Jean-Louis a exigé que je parte quand même en Bolivie avec lui pour son anniversaire. Je me suis exécutée, face à sa colère froide qui me paralysait. » Elle est suffisamment inquiète pour déposer une main courante en métropole ce 6 décembre : « Je crains pour ma sécurité. [...] Mon mari a deux personnalités, l’une très cartésienne, et une autre où il est totalement déstabilisé et instable. » Exclusif et dominateur, Turquin ne supporte pas que son épouse le laisse, même pour voir sa famille. En revanche, Nadine doit supporter ses infidélités avec des femmes plus jeunes. Elle ne supporte plus cet esclavage affectif et décide d’entamer une procédure de divorce. En l’apprenant, en novembre dernier, Turquin est furieux. Il rédige aussitôt un testament pour la déshériter, et la supprime comme bénéficiaire de son assurance-vie.
Comme si l’histoire devait se répéter ! Lorsqu’il se sent menacé dans son couple, Turquin souffle le froid et le chaud, alterne menaces et gratifications. Il emmène Nadine en croisière dans les Caraïbes pour la fin de l’année, projette un voyage à Cuba… et lui pose un ultimatum, « une trêve jusqu’au 2 janvier ». En ce début d’année 2017, Nadine hésite à se séparer de lui. Et Turquin refuse de divorcer. Il a élaboré un singulier compromis : elle devra partager son temps, quatre mois avec lui et huit mois où chacun sera libre de faire ce qui lui plaît. Nadine reconnaît aujourd’hui qu’elle était prête à signer ce véritable contrat.
Il était obsédé par Charles-Edouard : « Je le chercherai jusqu’à ma mort »
« Jean-Louis était solitaire, secret. Nous recevions et sortions très peu, poursuit-elle. Quand je m’envolais voir mes enfants, il s’isolait encore davantage. Mes départs le déstabilisaient. Ses seuls contacts étaient les animaux et leurs maîtres. » Depuis peu, la conduite de Turquin avait changé. « Il avait des comportements bizarres, ajoute-t-elle. A mon retour de métropole en septembre, il refusait catégoriquement de manger sur la terrasse, dos à la rue. On l’a vu, en novembre dernier, fouiller très longuement à l’arrière d’une camionnette pour en extraire une petite boîte sans valeur, qu’il a payée en liquide au conducteur. Une autre fois, il a été surpris dans le jardin des voisins à minuit avec une lampe torche. »
Turquin était toujours obsédé par Charles-Edouard : « Je le chercherai jusqu’à ma mort », proclamait-il. Selon lui, son fils, qui aurait aujourd’hui 33 ans, vivrait toujours en Israël. Ni le décès étrange de son ancien rival, Moïse Ber Edelstein, le père biologique – l’ex-danseur a été retrouvé noyé près du vieux port de Nice, le 24 décembre 1993, affublé d’étranges cuissardes de pêcheur à la ligne – ni celle de sa première femme, Michèle – emportée par une crise cardiaque en janvier 2014 –, ne l’ont détourné de son obsession. Il était persuadé que son fils se manifesterait pour revendiquer sa succession. En vain.
a vie de Jean-Louis Turquin aura été marquée par la mort et le mystère, jusqu’à ce meurtre qui a enfoui ses secrets dans le silence d’une tombe des Caraïbes. Assassin machiavélique ou innocent pris au piège d’une machination ? Manipulateur pervers d’une mise en scène qui tourne mal ou victime de cambrioleurs ? Le procureur de la République de Pointe-à-Pitre n’exclut rien, pas même « un éventuel règlement de compte, en lien ou non avec le passé judiciaire de la victime ». L’affaire Turquin n’aura jamais de fin.