Le corbeau de Tulle, une affaire criminelle encore inscrite dans la mémoire
Au début du XXe siècle, un corbeau baptisé « Œil de Tigre » a inondé Tulle de 110 lettres anonymes. Semant la méfiance, la calomnie et la mort sur son passage. Plusieurs films, une pièce de théâtre et même un morceau de rap s'en sont inspirés.
En son for intérieur, elle n’ignore pas que la fin est proche. Mais sa structure mentale refuse de plier. Alors, Angèle Laval biffe, rature, repasse sur les lettres bâtons que le juge d’instruction lui ordonne de tracer. Mais ses aptitudes à la dissimulation volent en éclats.
Une dictée. Une banale dictée clôt, ce 20 janvier 1922, une campagne ordurière de calomnies dont Tulle et son quartier médiéval du Trech ont été abreuvés pendant cinq ans. Ce jour-là, « Œil de Tigre », le sombre corbeau qui planait l’injure au bec, la plume acérée, voit ses griffes bel et bien limées.
Croa, croa, croa…
L’histoire débute en 1917. Bien avant que Tulle ne pleure officiellement ses 500 Poilus tombés au champ d’horreur. Chef de bureau à la préfecture, Jean-Baptiste Moury reçoit un pli non signé lui intimant de ne pas épouser Angèle Laval, l’une de ses collaboratrices. Bien qu’il ne nourrisse à son égard aucune attirance physique, il s’en ouvre auprès d’elle. Surprise. La demoiselle a, elle aussi, reçu deux courriers anonymes décrivant son supérieur comme « joueur, goujat et menteur ». De conserve, ils décident de détruire ces brûlots dans le poêle du service comptabilité.
Deux ans plus tard, au printemps 1919. Une vingtaine d’employés de la préfecture, et le préfet lui-même, reçoivent à leur tour des courriers.
Le greffier en perd la raison
Ils révèlent les coucheries, les rivalités, les mesquineries, les rancunes et les rancœurs tullistes. Le Trech en est inondé. Les insultes le disputent aux injures. Grand cornard, sale dévote, putain, satyre, lâche, cocu… Celui que l’on surnomme le corbeau détruit les réputations, brocarde les petits chefs, salit les ménages en apparence immaculés. Composées en lettres bâtons d’une écriture qui comble les vides, dans tous les sens de la feuille, ces missives ne se contentent plus d’apparaître dans les boîtes. Elles fleurissent dans l’entrée des immeubles, dans la cave d’un restaurant, dans le tronc de la cathédrale.
En 1921, l’oiseau de malheur se dote d’un pseudonyme : « Œil de Tigre ». Jean-Baptiste Moury et son épouse figurent parmi les plus épargnés. Mieux. Le corbeau vante leurs mérites. Ce qui finit par susciter la méfiance de la population à leur égard.
Jusqu’à l’aveu. Dans un courrier, Auguste Gibert apprend qu’Œil de Tigre n’est autre que… sa femme. Victime d’hallucinations, ce greffier préfectoral perd la raison avant de décéder un mois plus tard. De harceleur, le corbeau est devenu un meurtrier. Dès lors, la justice ne faiblira plus. Soupçonneux à son encontre, le juge Richard finit par inculper Angèle Laval. Jusqu’à la soumettre au fameux test de la dictée en janvier 1922.
L’amour encore et toujours
Laissée libre dans l’attente de son procès, la jeune femme de 35 ans tente de se soustraire à l’opprobre en se jetant dans l’étang de Rufaud avec sa mère. Seule cette dernière périra. La seconde victime physique du corbeau. Angèle est conduite dans un asile d’aliénés à Limoges. Elle est finalement condamnée, le 20 décembre 1922, à Tulle, dans un climat d’effervescence assez indescriptible (lire ci-contre).
La science a triomphé de l’insondable calomniatrice. Toutefois, une question demeure. Pourquoi?? L’amour, peut-être, qu’Angèle Laval nourrissait pour son supérieur. L’amour qu’elle lui a exprimé en 1918 et dont il s’est détourné. L’amour, qui vire à la haine obsessionnelle.
Angèle-Œil-de-Tigre est morte le 16 novembre 1967, recluse à son domicile du 111, rue de la Barrière, à Tulle. Elle repose au cimetière du Puy Saint-Clair qui surplombe le quartier du Trech, dont elle a empoisonné l’existence, il y a près d’un siècle.