Avec Juliette Greco disparaît une certaine image de la chanson française. Celle à texte
L'interprète de tous les grands paroliers depuis l'immédiat après-guerre restait une icône à 93 ans. Son passage sur l'écran se sera hélas révélé moins heureux.
«Si tu t’imagines...» Eh bien finalement Raymond Queneau s’est gourré! Lui qui annonçait dans son poème la «pesante graisse» et le «muscle avachi» pour les jeunettes fréquentant Saint-Germain-des-Prés vers 1945 ne pouvait pas penser aussi loin. Mis en chanson pour Juliette Greco, son texte a été porté par une interprète quinquagénaire, sexagénaire, puis finalement octogénaire. Le temps ne semblait pas exister pour cette ancienne muse, passée à la musique. Il aura fallu la maladie pour interrompre net la dernière tournée de l’artiste en 2016. Greco avait alors 86 ans, et toutes ses dents.
Juliette première manières voue par le Studio Harcourt. Ministère français de la Culture, Paris 2020.
«Jujube» est morte le 23 septembre à Ramatuelle, dans le Var. Les hommages ont aussitôt plu. «Libération», le plus générationnel des quotidiens, s’est particulièrement défoncé. Il faut dire qu’avant de reposer pour de bon face à l’éternité, l’artiste avait depuis longtemps été enterrée par des journalistes dans leurs biographies prévues à l’avance, «au cas où». Il n’avait pas été difficile de les alimenter. Greco avait publié des souvenirs. Elle n’avait jamais vraiment quitté l’actualité. Des centaines de chansons signées des plus grands noms. Un film de temps en temps, rarement très bon hélas. Des tournées à l’envi. Et puis Greco faisait partie de la vie parisienne, comme aurait dit Offenbach! Elle a été durant des décennies de toutes les premières, le cœur à gauche sous son tailleur Chanel. Comment oublier celle qui savait si bien se rappeler aux mémoires?
Sur le carreau à 16 ans
Juliette était née à Montpellier en 1927. La guerre avait surpris sa mère et sa sœur aînée à Paris. Grande résistante, la première avait été arrêtée en 1943 avec la seconde. Les deux femmes avaient été déportées, laissant sur le carreau une adolescente de seize ans. Celle-ci a dû faire seule son éducation dans une capitale occupée, puis libérée. Toute une jeunesse piaffait alors Rive Gauche. Il y avait la littérature, le jazz interdit puis triomphant, un 7e art qui ne devait pas repartir comme avant. Plus la nuit, évidemment. Greco sera vite de toutes les boîtes qui s’ouvraient en sous-sol. La Rose rouge. Le Tabou. Il y avait là du monde, parrainé par Jean-Paul Sarte sous le signe de l’existentialisme. Une philosophie à laquelle peu de gens comprenaient quelque chose. Elle devint du coup un mode de vivre. Pantalons de surplus américains. Cheveux jamais coiffés. Des cigarettes et l’alcool. Une première liberté sexuelle. Les drogues, ce sera pour bien plus tard.
Greco aurait pu rester une simple figurante dans cet univers instable. Elle saura en devenir la figure de proue. Elle avait de la voix. Elle savait détacher chaque syllabe d’un mot. Les Germano-Pratins décidèrent que la débutante avait "des millions de poèmes dans la gorge". Les autres Parisiens la découvraient avec stupeur. Juliette incarnait pour eux le scandale ambulant. Son monde libertaire n’en fascinait pas moins jusqu’à l’Amérique. Certains la sifflaient donc quand elle apparaissait sur scène, encore raide comme un piquet. Les fameux gestes viendront par la suite. Greco deviendra alors une silhouette noire, avec des mains partout. Ces dernières faisaient comme enrober ses chansons, enregistrées sur 78 tours, puis 45, puis 33 tours. Une chanson restait alors avant tout un texte. Il y avait Brel, Brassens, Bécaud, Barbara et, à côté de tous ces «B», une simple (pas si simple que ça!) interprète. Greco allait chanter Gainsbourg mieux que Gainsbourg ("La javanaise"), Ferré mieux que Ferré ("Jolie môme") et Brel mieux que Brel ("J'arrive").
Le coup de coeur d'un producteur américain
Cette sirène était-elle faite pour le cinéma? Les producteurs l’ont longtemps cru. Darryl F. Zanuck, le patron de la 20th Century Fox qui aimait les Françaises, se déclarait prêt à se ruiner pour l’imposer à la Planète. Ce fut un échec. Greco ne s’imposa ni face à un Errol Flynn à bout de souffle dans «Les racines du ciel» (du John Huston, pourtant!), ni en partenaire d’Orson Welles pour «Drame dans un miroir». L’ex-scandaleuse avait pourtant sacrifié pour cela cinquante centimètres de chevelure existentialiste et refait son nez trois fois. C’est l’écran qui lui allait tout simplement moins bien que la scène. Il y a des cas comme cela. Notez tout de même qu’en 1964 «Jujube» sera la vedette du plus grand succès qu’ait connu la TV française. Dix millions de téléspectateurs regardaient chaque semaine les épisodes de «Belphégor», alors que le poste n’avait encore atteint que le quarante pour-cent des foyers. Il faut dire qu’il s’agissait là d’une série d’exception.
Juliette Greco en Belpégor, le mythique feuilleton de la TV française tourné par Claude Barma en 1966.
Greco est donc revenue à la scène, mêlant d’anciens succès aux nouveaux. Son arrivée dans une ville comme Genève tenait du rituel. Je dois l’avoir vue une bonne dizaine de fois, à la Salle de la Réformation (aujourd’hui démolie) d’abord, puis au Victoria Hall. La chanteuse savait rester identique tout en se renouvelant, ce qui tient de la performance. Elle dénichait de nouveaux auteurs. Des titres inédits. Elle savait même rafraîchir des créations anciennes, en leur conférant comme un second degré. Son tour de chant coulait à la perfection. Aucune improvisation. Aucun relâchement. Greco restait maîtresse de soi et du personnage un peu artificiel qu’elle avait fini par créer. Année après année, ses nombreux admirateurs pouvaient ainsi écouter Greco dans Greco.
Absence de relève
Ces fans avaient fini par croire que cela durerait toujours, qu’il y aurait encore, et encore, un après à Saint-Germain-des-Prés. C’était oublier que l’artiste, qui fuyait les photographes comme la peste, prenait de l’âge, puis qu’elle devenait hors d’âge. La chanson française classique s’était lentement écroulée autour d’elle. Il commençait à manquer une relève pour lui assurer de nouveaux succès. Avec son énergie habituelle, sa soif d’activité et son statut d’icône, Greco parvenait pourtant à en trouver quelques-uns. Etienne Roda-Gill, Julien Clerc, le scénariste Jean-Claude Carrière, Miossec, Benjamin Biolay… De quoi sortir tous les trois ou quatre ans un nouvel album venant s’ajouter à sa très abondance discographie.
Des deuils (son second mari Michel Piccoli, son troisième époux, sa fille Laurence…), un cœur fragile, un AVC finiront tout de même par mettre fin à cette carrière exceptionnelle. Un parcours rectiligne qui aura parfois davantage séduit les étrangers que des Français, un peu inconstants. Greco incarnait pour eux l’intelligence parisienne. La classe. Le rideau a fini par tomber. Définitivement, cette fois. Mais que de gloire avant! Que d’applaudissements! Que de triomphes, en dépit du trac quotidien! Encore une fois, bravo!
P.S. Curieux... La mort de Juliette Greco survient juste après celle de Zizi Jeanmaire, qui incarnait une autre version de la France. Le Paris gouailleur.