Jean-Louis Trintignant est mort

Publié le par Le Point par François-Guillaume Lorrain

Il fut le plus secret de tous nos comédiens et l’une des plus belles voix du cinéma français, avec lequel il entretint un rapport distant et ambigu.

Jean-Louis Trintignant est mort

Jean-Louis Trintignant s'est tu. La première image qui vient, c'est un air de musique. Et de chabadabada. Parce que, en 1966, il avait été l'« homme » d'Un homme et une femme, ce film qui fit de lui une star à 37 ans. Une célébrité tardive prise à l'époque avec l'humour qui le caractérisait : « Quand je croise des gens maintenant, je fais chabadabada. » Quelques dérapages contrôlés sur le sable de Deauville, une promenade bras dessus bras dessous avec Anouk Aimée sur une plage cinglée de pluie, des répliques distillées de sa voix chaude, « les enfants ont l'air fous de joie, ils s'entendent très bien », avaient permis au timide Trintignant d'opérer sa mue, d'imposer le charme fou, tranquille et assuré d'un être qui ne faisait pas de charme. Bref, un homme normal, ni un Delon ni un Belmondo qui sculptaient déjà leur légende XXL avec des rôles bigger than life. En 1966, cela faisait déjà une bonne quinzaine d'années que Trintignant hantait les cours de théâtre et les écrans, mais il avait fallu attendre la leçon de naturel signée Lelouch pour qu'il se trouve enfin « pas mal » et sorte de son ghetto flou et vague où l'avait enfermé depuis 1956 Et Dieu créa la femme. Jean-Louis Trintignant est décédé à l'âge 91ans « paisiblement, de vieillesse, ce matin, chez lui, dans le Gard, entouré de ses proches », a précisé son épouse à l'AFP le 17 juin.

Jean-Louis, la bombe BB sous les yeux du Pygmalion Vadim

Il lui avait donc fallu près de dix ans pour guérir de ce premier film d'un débutant qui faisait tourner sa jeune épouse encore peu connue. À force de s'embrasser pour les besoins du scénario, Brigitte et Jean-Louis avaient prolongé en coulisses, sous les yeux du Pygmalion Vadim, sidéré de voir sa créature lui échapper. Au début, elle l'avait trouvé un peu tarte, comme le personnage d'amoureux transi qu'il devait jouer, avant de découvrir avec lui la passion : « Effacé, profond, sérieux, calme, puissant, timide, il était tellement mieux que moi. » La bombe BB ayant éclaté, le piège d'une célébrité éclair se referma sur le jeune Trintignant, en plus de lui coller l'étiquette « acteur embarrassé » après le triomphe du film.

Je suis un attardé. Longtemps, je me suis trouvé à chier, j’étais un imposteur introverti.

Voilà pourquoi il n'aimait pas Le Fanfaron, film culte pourtant de la comédie italienne, où il est écrasé en effet par un Vittorio Gassman surpuissant, réduit au rôle du passager d'un conducteur débridé. « Je suis un attardé, confiait-il dans une interview récente. Longtemps, je me suis trouvé à chier, j'étais un imposteur introverti. » L'imposteur que sa mère, qu'il avait vue tondue à la Libération à Pont-Saint-Esprit pour un amour coupable, déguisait en fille parce qu'elle voulait faire de lui une comédienne, pardon, un comédien. Ce genre de dérapages qui vous préparent une vocation.

Mais tous les grands comédiens ne sont-ils pas des imposteurs ? Pour devenir un autre, avant d'oser se dévoiler, Trintignant y mit de la détermination et ce que son excellent biographe, Vincent Quivy, appelle de l'« inconformisme ». Ou le goût pour cet excellent pilote automobile de savoir se dérouter, de sortir des sentiers battus, pour explorer de multiples univers de cinéastes. Aucun acteur ne mit davantage son ego dans sa poche pour faire confiance à des réalisateurs quasi débutants : Lelouch, Robbe-Grillet (TransEurop Express), Boisset (L'Attentat), Jacques Audiard (Regarde les hommes tomber). Mais aussi Costa-Gavras, dont il intègre la bande dès son premier film, Compartiments tueurs, dans un rôle de médecin pervers qui l'oriente vers ces rôles plus troubles qu'il affectionnera tant.

1969: année érotique, chantait Gainsbourg. Année politique pour Trintignant, qui campe ce petit juge gris dans la dictature grecque de Z, apparemment docile et insignifiant, mais qui, derrière ses lunettes fumées, poursuit implacablement son objectif : « Mieux que tout autre, il sait ne rien faire et, à travers ce rien, organiser son personnage de l'intérieur. Il n'explose pas, comme d'autres, il implose », expliquait Costa, qui pointait ainsi du doigt cette introversion dont Trintignant avait su faire enfin une arme. Dans Z, il implose en silence, avant de marteler de sa voix métallique les différents chefs d'accusation. S'il savait mettre de la passion pour défendre ses idées, comme dans les longs monologues de Ma nuit chez Maud, où il était un catholique de gauche en proie au doute et à la mauvaise conscience, il excellait dans l'art du lisse et du cireux.

Il fut notre homme de fer et de glace, incarnation d'un monde moderne menacé par l'inhumain. Tantôt victime comme dans une œuvre oubliée, L'Argent des autres (pourtant césar du meilleur film 1978), où il incarnait le premier lanceur d'alertes de l'histoire dans un univers de la banque impitoyable ; tantôt bourreau, dans Malevil, où il virait au fou mystique, chef d'une bande de survivants sur une terre dévastée. Cette veine inquiétante, il la cultiva souvent. Dans Flic Story, où le comédien accepte d'affronter la star Delon en campant un abominable tueur, l'ennemi public numéro un, Émile Buisson. Dans Le Bon Plaisir, où, sur le conseil de Françoise Giroud, qui lui avait glissé le terme « mégalomanie » en guise de mot de passe, il campa un président mitterrandien distant et manipulateur. Dans Eaux profondes, surtout, où avec une perversité jouissive, il éliminait tous les hommes qui s'approchaient d'un peu trop près de sa femme, jouée par Isabelle Huppert. De son sourire inimitable, qui pouvait vite devenir carnassier, de sa voix à la fois grave et légère qu'il savait moduler vers l'ironie précise, la colère tendue ou la démence, il avait fait, au fil du temps, de merveilleux instruments, ayant trouvé enfin le goût de jouer.

Drame personnel pendant le tournage du Conformiste à Rome

Introversion, imposture, disions-nous. Les deux se mêlèrent en 1970 pour ce qui restera son rôle le plus subtil, celui de ce « conformiste », embrassant le fascisme pour se fuir, ressembler aux autres, se fondre dans le moule. Personnage gris, blafard jusqu'à l'effacement, sommet de la détestation de soi où Trintignant semblait avoir posé un masque mortuaire sur son visage. Était-ce parce qu'il venait de perdre pendant le tournage son bébé Pauline, morte sous ses yeux dans un hôpital de Rome alors qu'il tentait de la sauver avec son épouse, Nadine Trintignant ? Les jours suivants, le couple s'enfonce dans une douleur qui confine à la folie, comme nous l'apprit Bernardo Bertolucci voici quelques années, se souvenant d'un Trintignant prostré incapable de travailler. Il avait pourtant fallu y retourner, et même dès le lendemain, aucune clause ne permettant de jeter l'éponge parce qu'on a perdu son enfant. « Ce film, je l'ai fait avec une douleur épouvantable. Et Bertolucci m'a dit après : “Tu sais, je me suis servi de toi. Bon, on est des comédiens. C'est notre grandeur et en même temps, on n'est rien du tout. C'est dérisoire, tout est dérisoire, parce que jouer la comédie dans des moments comme ça, c'est grotesque.” » Il dira non ensuite à Bertolucci pour le rôle que reprendra Brando dans Dernier Tango à Paris. Non par rancune, mais parce que l'impudeur du scénario l'avait fait reculer et que Marie, son autre fille, âgée de dix ans, le lui avait demandé.

Je pense qu’un artiste doit être fou, suicidaire, c’est pour moi un chemin, mais je me retrouve toujours.

Quelque chose ce jour de 1970 s'est cassé à Rome, avouera-t-il dans un étrange livre d'entretiens, Un homme à sa fenêtre, qu'il publia en 1975. Cette cassure ira en s'élargissant après l'échec de son premier film en tant que réalisateur, Une journée bien remplie, road movie d'un Jacques Dufilho en side-car se transformant en serial killer bizarroïde, oeuvre qui trahissait l'humour noir et narquois d'un Trintignant qu'on ne connaissait pas au fond. Qui était-il au fond ? Il semblait s'amuser à multiplier les masques, comme à la sortie du Mouton enragé, où il affirmait être ce personnage de séducteur assez antipathique ayant vaincu sa timidité grâce à sa réussite professionnelle. Cassure aussi avec Nadine Trintignant, qui lui offrit en cadeau d'adieu un dernier film, Voyage de noces, qui racontait le second départ impossible d'un couple. L'acteur, en pleine gloire, prit alors en 1976 la décision rarissime d'arrêter. Il acheta une maison à Lambesc, près d'Aix-en-Provence, et quitta Paris. Première retraite qui durera trois ans et sera suivie d'une autre, dans les années 1980, près d'Uzès, dans ce Midi âpre, « austère, sous influence protestante », loin du show-biz, où il cultivera la vigne et des oliviers qui feraient sa fierté.

Il dit non à Apocalypse Now et au Casanova de Fellini

Il décline Apocalypse Now, parce que le tournage aux Philippines l'en éloignerait trop durablement. Puis il refuse Casanova de Fellini, dont les atermoiements interminables le font reculer. Se casser : l'expression vaut pour lui à tous les sens du terme, si on en croit cette singulière déclaration : « Je passe ma vie à me détruire pour arriver à un état qui ne soit pas trop cartésien. Je pense qu'un artiste doit être fou, suicidaire, c'est pour moi un chemin, mais je me retrouve toujours. »

Le retiré s'ensauvage. Lorsque, en 1992, Kieslowski, l'un des plus grands cinéastes vivants, le contacte pour jouer dans Rouge le juge d'instruction à la retraite qui écoute illégalement ses voisins. Il refuse de le voir, avant que sa fille Marie ne le tance, en lui expliquant qu'il s'agit tout de même de l'un des plus grands cinéastes. Trintignant revient sur sa décision à condition de ne pas avoir à se rendre à Paris. Les deux hommes font connaissance à Orly. Ils feront le film.

Les Poèmes à Lou d'Apollinaire, en duo avec sa fille Marie

Mais c'est sauter pour mieux reculer. Il ne joue bientôt que des voix off, chez Chéreau (Ceux qui m'aiment prendront le train), chez Audiard (Un héros très discret). Une voix devenue son identité, qu'il n'a cessé de travailler, enregistrant depuis toujours les poètes qu'il aime et qu'il va bientôt lire sur scène, à voix nue, en duo parfois avec sa fille. Aragon. Apollinaire. Leiris… « Le petit repli délicat, au bout de la dernière syllabe, dit la pointe d'accent du Midi, et délivre en même temps la nuance ironique, amusée, tendre, qui gît dans sa voix », écrit Denis Podalydès, dans Voix off, qui note aussi un timbre « prêt à bondir, articulé dans une concentration qui parvient à résonner sans sécheresse, voluptueuse ». « Concentration » est le mot clé. Trintignant était un comédien concentré, immensément présent, avec une voix d'homme « musculeux et maigre, marchant tête droite, courageux, farcesque, timide », propre aux acteurs de Truffaut, dont Trintignant avait tourné le dernier film, Vivement dimanche !.

Vous vous suiciderez après le film, dans deux mois, si vous voulez.

Sa vie aurait pu s'interrompre en 2003, après le 1er août et le décès de Marie, battue à mort par Bertrand Cantat. Seconde fille perdue, trente-trois ans après Pauline à Rome. Il avouera avoir songé au suicide. Des envies qui perdurent au fil des ans, la vieillesse s'installant avec ses naufrages, une hanche cassée, un diabète qui affecte sa vue, avant qu'un cancer de la gorge ne le rattrape, le comble de la cruauté pour l'une des plus belles voix du cinéma français.

« Vous vous suiciderez après le film, dans deux mois, si vous voulez », lui lance, en 2010, la productrice du prochain film de Michael Haneke, qui a écrit Amour en ne pensant qu'à lui. Il faudra toute l'obstination du cinéaste double palme d'or pour le persuader de lire le scénario. Mais il le trouve trop déprimant et lui répond sans ambages : « Je suis quand même content de l'avoir lu, car au moins je sais que je n'irai pas le voir. » Devant l'insistance de l'Autrichien, qui lui fait comprendre que le travail est un remède à tout, il cède et opère l'un des come-back les plus spectaculaires du cinéma français. La silhouette s'est voûtée, la voix est plus étouffée, presque caverneuse, mais il a des retours d'énergie et d'enthousiasme dont il s'étonne lui-même.

Un Happy End teinté d'humour noir

Happy End : le titre de la dernière œuvre qu'il aura tournée ne pouvait que flatter son goût de l'humour noir. Il n'y jouait plus, ayant scellé avec Haneke le pacte d'être à l'écran ce qu'il était devenu : un patriarche déterminé à mourir dans la dignité, sans essayer de jouer au sage. Une fin paradoxale pour un comédien polymorphe, qui aura su explorer tous les possibles, plus ou moins lointains, avec ces inflexions d'une voix chère qui désormais s'est tue.

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