En Algérie, la mémoire nationale placée sous haute surveillance
Emmanuel Macron a annoncé jeudi la création d’une «commission mixte d’historiens» pour travailler sur l’ensemble de la période coloniale. Côté algérien, l’accès aux archives est jusqu’à présent verrouillé par les gardiens du temple de la guerre d’indépendance.
Des combattants algériens capturés par des soldats français dans le massif de l'Aurès, en novembre 1954, pendant la guerre d'Algérie. (Pierre Bonnin/AFP)
«Le récit de la guerre de libération nationale est empreint de narcissisme», s’agace Rostom Soltan. L’historien algérien a toujours du mal à mettre la main sur des témoignages qui «désacralisent la version officielle de l’histoire de la guerre d’indépendance». Il se débat, en vain, avec les archives nationales. «Dès le seuil de l’édifice, le visiteur subit l’interrogatoire inquisiteur de l’agent d’accueil», décrit celui qui a même renoncé, ces derniers temps, à tenter d’y accéder. Ce verrouillage a été dénoncé en mars 2021 par un groupe d’universitaires qui réclamait, dans une lettre adressée au président Tebboune, l’ouverture «sans restriction des archives nationales» et «la domiciliation de la recherche en Algérie». Un comble. Pour effectuer des recherches sur leur peur propre histoire, de nombreux chercheurs algériens sont contraints d’aller consulter les fonds des Archives nationales d’outre-mer françaises, à Aix-en-Provence, ou encore en Turquie, en Espagne et jusqu’aux Etats-Unis, affirme l’historien Arezki Mohand Ferad.
«Tranquillité publique»
Un homme en particulier est considéré comme l’artisan de cette chape de plomb : le docteur Abdelmadjid Chikhi, directeur général du Centre national des archives algériennes depuis plus d’une décennie. Le 19 juillet 2020, ce conseiller à la présidence a été chargé de mener, conjointement avec l’historien français Benjamin Stora, un travail mémoriel de «vérité» sur la période coloniale et la guerre d’indépendance. Réputé très conservateur, intransigeant sur le principe de la souveraineté et de «l’unité nationale», Chikhi a fait du Centre national des archives une forteresse. Celle-ci ne délivre qu’une «part de vérité historique, pour respecter la tranquillité publique et d’éviter que la communication d’une archive ait un aspect négatif sur l’évolution de la société», assume le gardien du temple de la mémoire algérienne.
En visite à Alger, jeudi soir, Emmanuel Macron a annoncé la création d’une «commission mixte d’historiens, ouvrant nos archives et permettant de regarder l’ensemble de cette période historique, qui est déterminante pour nous, du début de la colonisation à la guerre de libération». Ses travaux se dérouleront «sans tabous, avec une volonté de travail libre, historique, d’accès complet à nos archives […] de part et d’autre», a-t-il souligné. A ses côtés, Abdelmadjid Tebboune est resté impassible.
«Survolé ou éludé»
Depuis l’indépendance, en 1962, les récits portant sur la guerre de libération nationale sont contrôlés au plus haut sommet de l’Etat algérien. Ils ont longtemps été relayés exclusivement par le Front de libération national (FLN) et le ministère des Moudjahidines. Depuis le soulèvement populaire qui a conduit à la chute du président Bouteflika, cependant, le parti historique de l’Algérie indépendante est largement contesté. L’une des voix autorisée – et omniprésente – au moment des commémorations du soixantième anniversaire de l’indépendance a été celle de Salah Goudjil, 91 ans. Le président du Sénat et vieux routier du FLN était chargé, pendant la guerre, de l’achat des tenues militaires issues des surplus de l’armée américaine pour équiper les maquisards.
«Nous connaissons notre histoire et nous n’attendons personne de l’étranger pour nous l’enseigner», a-t-il martelé, le 20 août, à l’occasion de la commémoration du congrès clandestin du FLN de la Soummam, qui réunit les principaux dirigeants de la révolution en 1956. La parole publique des militants du FLN ou des maquisards de l’ALN, ne s’éloigne jamais, non plus, de la version magnifiée de l’épopée de l’indépendance algérien. «Tout ce qui est négatif – les purges, les dissensions, crises internes – est survolé ou carrément éludé», résume Rostom Soltan. Les rares maquisards encore en vie sont pratiquement absents du débat public, consumés par la vieillesse. Leur mémoire s’effrite.