«Schweigelager», le camp de concentration oublié
À Sachsenhausen, en zone d'occupation soviétique, ce «camp du silence» a servi à bâillonner des prisonniers politiques de 1945 à 1950. Anatomie d'une énigme.
Pour la plupart des gens, l'année 1945 marque la fin des dispositifs concentrationnaires. Auschwitz est libéré en début d'année par les troupes soviétiques et, à mesure que les Alliés progressent, les verrous sautent. À la mi-avril, menacé par l'avancée des Américains, Himmler ordonne l'évacuation des déportés de Flossenburg, Mauthausen et Dachau; des milliers d'autres détenus sont déjà engagés dans les «marches de la mort», convois faméliques de prisonniers qui chancellent à travers l'hiver allemand.
Pendant ce temps, le monde découvre l'horreur concentrationnaire qui commence à s'imprimer, photos militaires à l'appui, à la une des gazettes. «Jamais de ma vie je n'ai éprouvé un choc aussi profond», admet le président américain Eisenhower, qui visite les charniers d'Ohrdruf le 12 avril. «On nous dit que le soldat américain ne sait pas pourquoi il combat. Maintenant, au moins, il saura contre quoi il se bat.» Pour autant, si le dernier camp de concentration –Theresienstadt, en République tchèque– est libéré le 8 mai 1945, jour de l'armistice, le dispositif n'a pas dit son dernier mot.
L'autre goulag
Les Soviétiques, qui héritent d'une portion du territoire libéré –grossièrement le tiers nord-est de l'Allemagne ainsi que Berlin-Est–, ne tardent pas à réutiliser le concept. En 1945, ils recyclent à Sachsenhausen, dans leur zone d'occupation, un ancien camp de concentration: les baraquements, la cantine et les miradors, dont on vient d'évacuer les macchabées, reprennent aussitôt du service. Le site est destiné à écrouer les prisonniers politiques et autres «ennemis du régime».
Curieusement, le site n'est pas un camp de travail forcé, mais un bagne rigoureux.
La définition est assez large pour accueillir tout un panel de détenus: membres du parti nazi, jeunes militants sociaux-démocrates, anciens gardiens de camps, auteurs anticommunistes, soldats de l'Armée rouge révoqués et autres dissidents dont les aveux ont été arrachés sous la torture. Erika Riemann, une collégienne de 14 ans, y est transférée pour avoir défiguré un portrait de Staline avec du rouge à lèvres. On y trouve également Otto Renz, l'entraîneur de l'équipe nationale de football, qui sécurisa la troisième place de l'Allemagne au Mondial 1934. (Il mourra en déportation.)
Bien entendu, les prisonniers du camp spécial n°7 n'ont été déférés devant aucun tribunal; même leurs familles n'ont pas été prévenues. Et à la fin de l'année 1945, le camp est déjà plein. Ils sont environ 12.000 détenus, serrés sur des lits de bois nu, à se tasser dans les baraquements que partageaient autrefois les ennemis du régime nazi. Les Soviétiques savent-ils qu'ils prolongent, de cette façon, l'horreur idéologique qu'ils prétendaient combattre?
Tuer le temps
Curieusement, le site n'est pas un camp de travail forcé, mais un bagne rigoureux. D'après les témoignages des survivants, le désœuvrement est ici tout aussi pénible que les conditions d'internement. Ces dernières sont particulièrement féroces: il est interdit de parler (l'endroit est surnommé «Schweigelager», le «camp du silence»), la nourriture y est rare et les maladies –dysenterie, typhus, pneumonie– dévastatrices. Les détenus sont également soumis à des formes particulièrement perverses de torture psychologique: les geôliers soviétiques organisent par exemple des simulacres d'exécution dans les douches qui servaient autrefois de chambres à gaz.
Sur les cinq ans de son exploitation, le «camp du silence» de Sachsenhausen a vu passer près de 60.000 détenus.
Alors que la plupart des camps de prisonniers de guerre ont relâché leurs occupants entre 1945 et 1948, le «Schweigelager» reste en activité jusqu'en 1950, ses effectifs fondant petit à petit. Avec la création de la République démocratique allemande, le site est finalement liquidé, mais l'agonie de certains détenus n'est pas finie pour autant, puisqu'ils sont remis à la police est-allemande pour y prolonger leur peine. La collégienne Erika Riemann ne sera libérée qu'en janvier 1954, ayant passé plus d'un tiers de sa vie derrière les barreaux.
Sur les cinq ans de son exploitation, le «camp du silence» de Sachsenhausen a vu passer près de 60.000 détenus. Un prisonnier sur cinq y est mort, chiffre révélateur des conditions de détention qui furent les leurs. Pourtant, un silence de plomb est tombé sur ses vieux murs, dont le secret sera gardé par les autorités soviétiques pendant près d'un demi-siècle… Il sera finalement déterré au début des années 1990, en même temps que les treize fosses communes du camp.