1923 : Mort violente d’un bolchevik
publié le 21/08/2012 à 19h53 par Bernard Bridel
L’assassinat du chef de la délégation soviétique à la Conférence de Lausanne fait grand bruit.
Il est un peu plus de 21 heures, ce jeudi 10 mai 1923. Dans la salle à manger de l’Hôtel Cécil (aujourd’hui
grand salon de la clinique éponyme), il ne reste que quatre convives. L’un, seul à sa table, boit cognac sur cognac. Il s’appelle Moritz Conradi. Il est né vingt-sept ans plus tôt à
Saint-Pétersbourg dans une famille de chocolatiers venue des Grisons. Les trois autres clients mangent ensemble. Normal, ils sont membres de la délégation soviétique à la Conférence de Lausanne
sur la question d’Orient, qui, depuis son ouverture le 20 novembre 1922, cherche à tracer les frontières de la Turquie moderne et à définir le sort des anciennes possessions de l’Empire ottoman
défait. Il y a là le chef de la délégation, Watzlaw Vorowsky, un intellectuel proche de Lénine, et ses collaborateurs, Jean Ahrens et Maxime Divil-kowsky.
«Tout à coup, racontera le lendemain la Feuille d’Avis de Lausanne citant la Gazette, Conradi, qui se montrait depuis quelques instants plus nerveux, était à deux pas de Vorowsky et lui tirait à
bout portant derrière la tête trois coups de revolver. (…) Vorowsky s’effondra, mortellement atteint. Ahrens, qui s’était levé, cria à l’assassin «lâche! lâche!» Il tenta de sortir de sa poche le
revolver qui ne le quittait jamais, mais il n’en eut pas le temps. Conradi lui envoyait trois balles qui l’atteignirent à l’épaule et aux jambes et lui firent perdre connaissance. (…) Conradi
tira alors les deux balles qui lui restaient (…) sur Divilkowsky, qui eut un poumon perforé.
Conradi arrêté sans résistance
Aux inspecteurs de la Sûreté qui débarquent vingt-cinq minutes plus tard pour l’arrêter, Conradi n’oppose aucune résistance
mais déclare: «J’ai fait une bonne chose, parce que les Russes (lisez bolcheviks) ont ruiné toute l’Europe… j’ai fait quelque chose pour le monde entier.»
Avec son complice Arcadius Polounine (arrêté trois jours après lui à Genève), Conradi partage la haine des rouges qui ont ruiné sa famille et contre lesquels ils se sont tous deux battus en
rejoignant l’armée blanche du général Piotr Wrangel. Interné à Gallipoli après la défaite de Crimée, Conradi apprend que son père a été exproprié avant d’être arrêté par la Tcheka et de mourir de
désespoir; que son oncle et sa tante ont été fusillés. De quoi nourrir le besoin de vengeance du jeune exalté, rentré en 1921 dans cette Suisse qu’il ne connaît pas mais dont il a jalousement
gardé la nationalité.
L’affaire Vorowsky-Conradi va avoir un retentissement considérable. Et empoisonner longtemps les relations déjà exécrables entre la Suisse et l’Union soviétique. De fait, elles ne seront
(r)établies qu’en 1946 par le chef du département politique fédéral d’alors, Max Petitpierre. Il faut dire que moins de six ans après la révolution d’Octobre, les démocraties libérales sont
terrifiées par la montée en puissance de l’URSS, d’où proviennent des récits effrayants de persécutions, d’expropriations et de massacres. Et alors qu’en Italie le fascisme triomphe depuis un peu
plus de six mois, en Suisse, comme ailleurs en Europe, un climat délétère mêlant anticommunisme et antisémitisme se répand. Du coup, quand le Conseil fédéral se réunit d’urgence au lendemain de
l’assassinat de Vorowsky, personne n’est vraiment surpris d’apprendre qu’il n’adressera pas d’excuses aux Soviétiques. Suivant les arguments des très catholiques et conservateurs conseillers
Motta et Musy, le gouvernement fait tout pour atténuer le caractère politique du crime, pour le présenter comme une vengeance individuelle.
C’est dans ce contexte, alimenté par une presse bourgeoise qui finit par faire des accusés des héros de la lutte contre le bolchevisme, que s’ouvre, le 5 novembre 1923 à Lausanne, le procès en
tous points extraordinaire de Conradi et Polounine. Leur défense est assurée par deux avocats très marqués à droite, pour ne pas dire fascisants, Mes Sydney Schopfer de Lausanne et Théodore
Aubert, venu tout exprès de Genève, d’où il présidera plus tard l’Entente internationale anticommuniste. Avec l’accord tacite de la Cour et du ministère public, la défense transforme le procès
des assassins de Vorowsky en procès du bolchevisme. Me Aubert va jusqu’à affirmer que les accusés ont accompli un «acte de justice politique». Et c’est ainsi que le 16 novembre, à la suite de la
plaidoirie fleuve de Me Aubert (neuf heures sur trois jours), Conradi et Polounine sont libérés pour avoir agi sous le coup «d’une force irrésistible». Quatre jurés sur neuf ont refusé de
reconnaître leur culpabilité. Selon le droit vaudois de l’époque, il aurait fallu qu’au moins six d’entre eux les reconnaissent coupables pour qu’une condamnation soit prononcée.
Sources: Histoire(s) de l’anticommunisme en Suisse. Michel Caillat, Mauro Cerutti, Jean-François Fayet et Stéphanie Roulin. Chronos, 2009. L’affaire Conradi, le procès du bolchevisme. Me
Théodore Aubert, Sonor, 1924.