Affaire Aubrac les faits sont têtus

Publié le par Libération par Jean-Pierre Azéma

La mémoire, trop souvent passionnelle, doit s'effacer devant les documents. Affaire Aubrac: les faits sont têtus

Raymond Aubrac

Raymond Aubrac

Dans ce qu'il convient de nommer l'«Affaire Aubrac», je veux revenir sur les faits, ces grands oubliés, et ce pour que les lecteurs intéressés comprennent mieux de quoi il s'agit. Et donc dire mon désaccord avec la thèse développée par Serge Klarsfeld dans le Monde daté du 25 juillet, selon laquelle la Gestapo de Paris aurait manifesté peu d'intérêt pour l'affaire de Caluire, ce qui expliquerait, dit Serge Klarsfeld, le «désintérêt de la Gestapo quant au transfert de Raymond Aubrac à Paris». Car en l'occurrence pour moi ­ justement pour s'en tenir aux faits ­, il s'agit de comprendre pour quelle raison Aubrac, seul parmi les arrêtés de Caluire, n'a pas été transféré à Paris.

Précisons pourquoi cette question ne peut être posée qu'à Raymond Aubrac. Si Serge Klarsfeld rappelle au lecteur peu averti que les archives berlinoises de la Gestapo ont été incendiées le 8 février 1945 au cours d'un bombardement, il me semble indispensable de compléter l'information: le 28 mai 1944, les archives du SD lyonnais avaient été déjà presque entièrement détruites par un raid allié qui avait endommagé l'Ecole de santé militaire, avenue Berthelot, où siégeait la Gestapo. Les raisons pour lesquelles le SD a gardé à Lyon Raymond Aubrac, et répétons-le lui seul, nous restent donc obscures.

Sans doute Serge Klarsfeld s'appuie-t-il sur un témoignage: celui d'un responsable de la Gestapo parisienne, Ernst Misselwitz, interrogé par des services français le 7 juillet 1947. Mais pourquoi utiliser le témoignage tardif d'un SS qui, en 1947, avait intérêt à minimiser l'action répressive qu'il avait menée en France, quand nous disposons de trois documents, que Serge Klarsfeld connaît fort bien, rédigés en mai-juin 1943 (ce sont les rapports Kaltenbrunner des 27 mai et 29 juin, et le rapport Flora du 17 juillet). J'ai la faiblesse de penser qu'il faut, en cas de difficultés d'interprétation, privilégier le document contemporain sur le témoignage oral postérieur.

Les deux premiers documents qui ont échappé à la destruction sont adressés à Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères du Reich par Kaltenbrunner en personne, très haut dignitaire nazi, et le supérieur de Misselwitz, puisqu'il était déjà le patron du RSHA, autrement dit de l'ensemble de tous les services de sécurité du Reich. Précisons que ces deux rapports ont été retrouvés dans les archives de la Wilhelmstrasse, personne n'en nie l'authenticité ni l'importance. Or ils concernent très précisément l'«Armée secrète en France», dont Raymond Aubrac était un des responsables.

Et ce qu'écrit Kaltenbrunner à Ribbentrop, dans le premier rapport, celui du 27 mai, c'est tout bonnement que l'émergence d'une armée secrète en France lui paraît tout à fait préoccupante. «Ces circonstances, dit-il, font de l'Armée secrète un instrument dangereux avec lequel les troupes d'occupation auront à compter.»

Au risque de lasser le lecteur, il faut lui rappeler en quelques mots la politique qui guide, à l'époque, les nazis à l'encontre de la Résistance. Leur mode de fonctionnement est celui ­ classique ­ d'une armée d'occupation dont l'impératif premier est d'assurer sa sécurité. Ils répriment sans le moindre état d'âme les manifestations idéologiques ou politiques hostiles et traquent de manière impitoyable tout ce qui s'apparente de près ou de loin à une lutte armée.

Faisons à ce sujet un bref rappel chronologique:

  • En zone nord, puis en zone sud, les militants communistes seront continûment et impitoyablement harcelés, dès que le PCF clandestin adoptera une ligne de harcèlement des forces d'occupation.
  • A l'encontre des non-communistes, l'Abwehr (le service de contre-espionnage), puis le SD (le service de sécurité du Reich), sans dédaigner de démanteler les premiers mouvements de Résistance (ainsi celui du musée de l'Homme), pourchassent encore plus systématiquement les réseaux de renseignements, tout en s'efforçant de surveiller l'Armée d'armistice (qui sera dissoute en novembre 1942).
  • Grâce aux rapports très précis envoyés à Ribbentrop par Rudolf Schleier (qui fait office, au printemps 1943, d'ambassadeur du Reich à Paris), nous savons que l'occupant acquiert la conviction qu'un certain nombre d'ex-officiers de l'ex-Armée d'armistice s'organisent contre lui. Ces soupçons sont justifiés, puisque se met en place ce qui deviendra l'ORA, l'Organisation de résistance de l'armée. Les autorités d'occupation redoutent particulièrement ­ à tort ou à raison ce n'est pas le problème ici ­ l'action clandestine de ces officiers. C'est pourquoi, comme l'indique un télégramme de Schleier, une série massive d'arrestations dans ces milieux militaires ou apparentés était programmée pour juillet 1943; elle fut différée après les arrestations de Caluire.
  • Depuis quelques mois, le SD avait enregistré la montée en puissance des mouvements de résistance de zone sud. Ses informations deviennent plus alarmantes quand la police française lui transmet les documents saisis, le 15 mars 1943, chez la compagne de Morin-Forestier, alors chef d'état-major de l'Armée secrète (cette armée clandestine que les Mouvements de résistance s'efforçaient de mettre sur pied sous l'impulsion de Jean Moulin). Les Allemands sont alors certains, en mai 1943, qu'à côté des communistes, à côté des officiers de l'Armée d'armistice, une troisième composante pouvant pratiquer la lutte armée est apparue; or, Kaltenbrunner, dans le rapport précité souligne que cette armée secrète, dont il possède un organigramme quasi parfait, est d'autant plus dangereuse qu'elle risque de s'allier avec les officiers de l'ex-Armée d'armistice: «On peut constater que certains cercles d'officiers s'emploient à organiser des groupes militaires qui en cas d'invasion pourraient coopérer avec l'Armée secrète.» C'est pourquoi la traque de l'Armée secrète devient une des tâches prioritaires des services de sécurité du Reich, en France: «Le chef de la Sicherheitspolizei et du SD à Paris sont appelés à prêter la plus grande attention à la lutte contre l'Armée secrète.»
  • C'est dans le cadre de cette action prioritaire que les Allemands réussiront à retourner le secrétaire de Chevance-Bertin (un responsable du mouvement Combat), Jean Multon, dit Lunel, arrêté le 28 avril, et parvinrent, à cause de sa trahison, à arrêter notamment Jean Moulin et huit responsables de la résistance de zone sud, à Caluire, le 21 juin.

Résumons: on ne peut pas exclure que, comme le suggère Serge Klarsfeld s'appuyant sur un unique témoignage datant de l'après-guerre, celui d'Ernst Misselwitz, les homme du SD parisien aient été suffisamment occupés par l'arrestation, par ailleurs, les 24 et 25 juin, à Paris, de membres d'un réseau de renseignement, le réseau «Prosper», pour ne pas s'intéresser à Aubrac. Mais aucun document allemand de l'époque ne le confirme. Ce qui est en tout cas certain ­ à lire les télégrammes de Schleier et surtout le deuxième rapport de Kaltenbrunner du 29 juin ­, c'est que le patron du RSHA a été tout à fait satisfait que l'«opération Flora» menée contre l'Armée secrète ait permis de décapiter la Résistance française, après les arrestations opérées à Caluire.

Or le troisième des documents que l'on peut consulter, le rapport Flora, confirme que ces dernières ne furent pas traitées à Marseille, pas plus qu'à Paris, à Lyon ou à Berlin, comme une affaire médiocre.

Et en quoi ce récapitulatif peut-il concerner Raymond Aubrac ? En ce que Raymond Aubrac ne pouvait être considéré par les nazis comme un résistant ordinaire, dès lors qu'il était un haut responsable de l'Armée secrète. Tant que le SD n'avait pas percé son pseudonyme de résistant et donc ses véritables fonctions, il ne présentait pas un intérêt spécifique pour le SD. Il en allait différemment à la fin de juin 1943, quand Barbie fut certain qu'il détenait «Aubrac». Il l'apprit, selon toute vraisemblance, par Henri Aubry, arrêté lui aussi à Caluire, et dont Serge Klarsfeld semble oublier dans son article qu'ayant, semble-t-il, été suffisamment contraint de coopérer avec les Allemands, il fut libéré par eux sous leur contrôle en décembre 1943, comme il l'a lui-même admis.

Elargissons le propos pour conclure. Rappelons une fois encore qu'accuser Raymond Aubrac d'avoir «donné» la réunion de Caluire, c'est faire courir une rumeur infâme. En revanche, par les points non éclaircis sur ce qui est advenu à Raymond Aubrac après que Barbie l'eut gardé de juillet à octobre 1943, et par les controverses qu'ils suscitent, l'«affaire Aubrac» continue et continuera d'interpeller les historiens.

La mémoire, on le sait, est une donnée que les historiens éprouvent des difficultés à gérer, parce qu'elle est sectorielle, fluctuante, passionnelle et souvent hagiographique. Raison de plus pour s'interdire tout discours «politiquement correct», sous le prétexte couramment avancé de la spécificité de telle ou telle cause. Jadis, c'était la spécificité des combats de la classe ouvrière, le risque de désespérer Billancourt et de faire le jeu de l'ennemi de classe qui interdisaient qu'on remette en cause les secrets de la mémoire ­ y compris l'existence du protocole secret joint au pacte germano-soviétique.

Plus tard, d'aucuns dénièrent aux historiens, accusés de «banaliser» la Shoah, voire de faire le jeu de Le Pen, tout droit à traiter de la déportation et du génocide (Raul Hilberg, pour sa part, l'auteur bien connu de la Destruction des juifs d'Europe , raconte dans son dernier ouvrage, la Politique de la mémoire, comment lui-même avait été quasi interdit de Yad Vashem parce qu'il était jugé insuffisamment orthodoxe). Pour l'heure, un «collectif d'historiens» réclame à son tour que les résistants jouissent d'un statut particulier, rien de bien neuf dans cette argumentation; elle avait déjà été utilisée en 1989 pour récuser ­ bien à tort ­ l'attribution à Henri Frenay, le futur chef du mouvement Combat, d'un manifeste qui reprenait pour partie des thèmes de la Révolution nationale.

Dans les trois cas considérés, l'historien peut, entre autres données, prendre note de l'évolution de ces mémoires, en analyser les retombées, notamment politiques et culturelles. Mais il ne doit, d'aucune manière, dans son travail, se faire le serviteur de telle ou telle mémoire particulière.

Jean-Pierre Azéma est historien, professeur des universités à l'IEP de Paris, il a participé au débat «les Aubrac et les historiens» paru dans «Libération» du 9 juillet 1997.

Publié dans Articles de Presse

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