Derrière l'empire Chanel... Les années de guerre
L'Express publié le 11/07/2005 par Bruno Abescat et Yves Stavridès
Premières heures de mai 1940. Pierre Wertheimer et l'avionneur Félix Amiot ont rendez-vous avec Paul chez Wolf, un restaurant à Pacy-sur-Eure. A écouter Félix, ils trouvent «un Paul
Wertheimer effondré, vieilli, presque méconnaissable». Il s'est réfugié avec les siens, «par crainte des bombardements», dans cet avant-poste de la Normandie. La famille de Pierre, elle, a été
hébergée, ces dernières semaines, à la Boissière, le domaine d'Amiot, situé à Lévis- Saint-Nom, dans la vallée de Chevreuse. Ce jour-là, le constat est vite fait. Les stukas ont la maîtrise du
ciel.
Et, le 13 mai, les chars allemands traversent la Meuse. C'est foutu. «Devant les événements, note l'industriel, mes associés et amis décidèrent de partir pour Bordeaux.» Le lendemain,
c'est le rassemblement général chez Pierre, au 55, avenue Foch. «Nous nous fîmes nos adieux. Pierre me pria d'aider à sauver ce qui était possible de ses biens. Et il me confia son fils, Jacques,
qui était toujours mobilisé. Ils m'embrassèrent avec effusion.» Dans la cour, on charge les voitures.
A Manhattan, chacun prend ses marques. Paul emménage au 35 West 76th Street. Pierre au 784 Park Avenue. Bientôt, ils retrouveront leurs proches. Jules et René Fribourg ont transité par
Saint-Domingue. Les Wildenstein sont arrivés directement de Lisbonne. André Meyer a décollé du port d'Estoril, à bord d'un hydravion de la PanAm. Et, le 21 novembre 1940, Jacques Wertheimer
apparaît. Félix Amiot a tenu parole. Avec le général Lahoulle, il a démarché le secrétaire d'Etat à l'Aviation, le général Bertrand Pujo. Qui a fait muter et démobiliser «le Petit» à
Clermont-Ferrand. Ensuite, Félix lui a procuré de l'argent et des papiers de sortie. Et, à Lisbonne, le fils de Pierre a embarqué à bord du SS Excalibur...
Cette année-là, à New York, le pétainisme se porte bien dans la colonie française. Les Wertheimer, eux, affichent leurs convictions gaullistes. Un industriel de Philadelphie, Eugène Houdry, un
médecin de Manhattan, Albert Simard, et un professeur de Columbia, Fred Hoffer, fondent la très active association France Forever avec le soutien de l'historien de l'art Henri Focillon… et de
Paul Wertheimer. En mai 1941, en route vers New York, à San Juan (Porto Rico), Claude Lévi-Strauss partage un hôtel austère et son destin avec l'atomiste Bertrand Goldschmidt: «Il m'expliqua le
principe de la bombe et me révéla que les principaux pays étaient engagés dans une course scientifique qui garantirait la victoire à celui qui se classerait premier.» C'est à cette fin que le
biochimiste Louis Rapkine a orchestré la fuite de France de 25 chercheurs - Lévi-Strauss et Goldschmidt inclus. «C'est grâce à des dons de la famille Wertheimer et de la famille Edouard de
Rothschild, insiste Rapkine, que j'ai pu payer leurs billets de bateau.» Et cet enthousiasme ne faiblira jamais. Le 10 avril 1943, au 330 West 42th Street, l'avocat Henri Torrès et le capitaine
Pierre Dreyfus, fils de l'autre, réunissent les instances du Jewish War Effort afin de lever des fonds pour le Comité de la France libre: une fois encore, Paul répond présent.
De fait, la mise à l'écart des juifs n'a pas tardé. Déjà, Félix Amiot a dû se livrer dans l'aéronautique à une admirable embrouille. Pour éviter de voir débarquer un administrateur nommé par
Vichy - aux fins d'aryaniser leur entreprise - il a antidaté et maquillé les procès-verbaux du conseil d'administration. Par la grâce du Saint-Esprit, à partir de mai 1940, toute présence de
Pierre et Paul dans le capital de la société a «officiellement» disparu. A Vichy, Me Ceccaldi demande à Félix d'en faire autant pour la maison Bourjois. C'est d'accord. Allons-y. Sous le contrôle
de l'administrateur nommé en octobre 1940, Félix Amiot se porte acquéreur et Georges Petit-Barral, fondé de pouvoir et ami de Pierre Wertheimer, procède à la vente fictive. Elle sera remise en
question par les Allemands. Cette fois-ci, le Reich et Vichy exigent les preuves de l'aryanisation. Et, cette fois-ci, il faut payer.
Félix doit reprendre le passif et débourser 55 millions de francs. L'artiste se met au travail. Et d'un: il déduit de ce total 3 millions que les Wertheimer sont censés lui «devoir» depuis la
vente, en 1929, de leur société aéronautique. Et de deux: il pompe allègrement les lignes de crédit de cette société. Et de trois: il encaisse en passant les 2 petits millions que les frères lui
font remettre. Et de quatre: il convainc les banquiers historiques des Wertheimer - Crédit suisse et Crédit commercial de France - de le suivre. Restent quelques «formalités». Le 3 février 1941,
Pierre écrit à son «cher Georges» (Petit-Barral): «Sous pli séparé, je t'envoie par avion et recommandé le pouvoir signé par Paul et par moi. Agréable besogne! Ce pouvoir, ainsi que tu le
comprends, doit être employé pour vente à Félix seulement. Tu pourras remplir la date et le lieu de création et faire, si nécessaire, légaliser nos signatures au commissariat de police.» Et il
ajoute: «Nous sommes tous en bonne santé physique. Le moral est moins bon. Maman et Paul me chargent de toutes leurs amitiés pour toi. Je t'embrasse. Pierre.»
L'affaire semble conclue. Mais, le 3 avril 1941, Félix est convoqué avenue Kléber, à l'hôtel Majestic, siège du commandement militaire allemand. L'ingénieur Sturm attaque bille en tête: «Vous
avez acheté la parfumerie Bourjois et les actions Chanel. C'est une vente de complaisance. Les Wertheimer sont vos amis et aussi vos associés. Vous êtes leur prête-nom. Tout cela est naïf et
dangereux pour vous.» Félix proteste. Pendant des semaines, il doit subir un bataillon de contrôleurs, qui exigent des réponses et des justificatifs. Au bout du compte, il les enfume. Et parvient
à éloigner les menaces d'absorption d'un concurrent: le Groupe allemand des alcools. Mais les ennuis continuent. Ce coup-là, ils proviennent de Georges Madoux, administrateur provisoire nommé par
Vichy pour vérifier que l'aryanisation de Chanel est bien réelle. Sa conclusion tombe: «Je suis amené à croire que les allégations de M. Amiot sont tout à fait fausses. La société des Parfums
Chanel est encore une société juive.» Et, maintenant, voilà Coco en personne qui sort du bois. Dans
une lettre adressée à Madoux le 5 mai 1941, elle y va de bon cœur: «Je me porte acquéreur de la totalité des actions Parfums Chanel qui […] sont encore la propriété de juifs et que vous avez pour
mission de céder ou faire céder à des sujets aryens.» Elle et l'administrateur provisoire s'apprécient. Ils se connaissent de longue date. Avant guerre, il était directeur commercial des Parfums
Chanel et directeur de la haute couture chez Coco. Comment Félix va-t-il pouvoir s'en sortir face à de
tels duettistes ?
De fait, la mise à l'écart des juifs n'a pas tardé. Déjà, Félix Amiot a dû se livrer dans l'aéronautique à une admirable embrouille. Pour éviter de voir débarquer un administrateur nommé par
Vichy - aux fins d'aryaniser leur entreprise - il a antidaté et maquillé les procès-verbaux du conseil d'administration. Par la grâce du Saint-Esprit, à partir de mai 1940, toute présence de
Pierre et Paul dans le capital de la société a «officiellement» disparu. A Vichy, Me Ceccaldi demande à Félix d'en faire autant pour la maison Bourjois. C'est d'accord. Allons-y. Sous le contrôle
de l'administrateur nommé en octobre 1940, Félix Amiot se porte acquéreur et Georges Petit-Barral, fondé de pouvoir et ami de Pierre Wertheimer, procède à la vente fictive. Elle sera remise en
question par les Allemands. Cette fois-ci, le Reich et Vichy exigent les preuves de l'aryanisation. Et, cette fois-ci, il faut payer.
Félix doit reprendre le passif et débourser 55 millions de francs. L'artiste se met au travail. Et d'un: il déduit de ce total 3 millions que les Wertheimer sont censés lui «devoir» depuis la
vente, en 1929, de leur société aéronautique. Et de deux: il pompe allègrement les lignes de crédit de cette société. Et de trois: il encaisse en passant les 2 petits millions que les frères lui
font remettre. Et de quatre: il convainc les banquiers historiques des Wertheimer - Crédit suisse et Crédit commercial de France - de le suivre. Restent quelques «formalités». Le 3 février 1941,
Pierre écrit à son «cher Georges» (Petit-Barral): «Sous pli séparé, je t'envoie par avion et recommandé le pouvoir signé par Paul et par moi. Agréable besogne! Ce pouvoir, ainsi que tu le
comprends, doit être employé pour vente à Félix seulement. Tu pourras remplir la date et le lieu de création et faire, si nécessaire, légaliser nos signatures au commissariat de police.» Et il
ajoute: «Nous sommes tous en bonne santé physique. Le moral est moins bon. Maman et Paul me chargent de toutes leurs amitiés pour toi. Je t'embrasse. Pierre.»
L'affaire semble conclue. Mais, le 3 avril 1941, Félix est convoqué avenue Kléber, à l'hôtel Majestic, siège du commandement militaire allemand. L'ingénieur Sturm attaque bille en tête: «Vous
avez acheté la parfumerie Bourjois et les actions Chanel. C'est une vente de complaisance. Les Wertheimer sont vos amis et aussi vos associés. Vous êtes leur prête-nom. Tout cela est naïf et
dangereux pour vous.» Félix proteste. Pendant des semaines, il doit subir un bataillon de contrôleurs, qui exigent des réponses et des justificatifs. Au bout du compte, il les enfume. Et parvient
à éloigner les menaces d'absorption d'un concurrent: le Groupe allemand des alcools. Mais les ennuis continuent. Ce coup-là, ils proviennent de Georges Madoux, administrateur provisoire nommé par
Vichy pour vérifier que l'aryanisation de Chanel est bien réelle. Sa conclusion tombe: «Je suis amené à croire que les allégations de M. Amiot sont tout à fait fausses. La société des Parfums
Chanel est encore une société juive.» Et, maintenant, voilà Coco en personne qui sort du bois. Dans
une lettre adressée à Madoux le 5 mai 1941, elle y va de bon cœur: «Je me porte acquéreur de la totalité des actions Parfums Chanel qui […] sont encore la propriété de juifs et que vous avez pour
mission de céder ou faire céder à des sujets aryens.» Elle et l'administrateur provisoire s'apprécient. Ils se connaissent de longue date. Avant guerre, il était directeur commercial des Parfums
Chanel et directeur de la haute couture chez Coco. Comment Félix va-t-il pouvoir s'en sortir face à de
tels duettistes?
D'abord, grâce au soutien involontaire des locataires de l'hôtel Majestic. Herr Blanke, leur enquêteur, disqualifie le commissaire-gérant de Vichy: «Georges Madoux a été congédié des Parfums
Chanel le 31 décembre 1931 pour prélèvements injustifiés dans la caisse.» Ensuite, Rodolphe Frey, l'administrateur français nommé pour faire la lumière sur la maison Wertheimer Frères, écrit: «Je
peux conclure, en toute bonne foi, que la parfumerie Bourjois est passée en des mains aryennes d'une façon légale et correcte. Et qu'aucun grief ne peut être formulé contre M. Amiot.» Il
accompagne ce jugement d'un argument massue: «On ne voit pas très bien comment M. Amiot chercherait à sauvegarder les intérêts des frères Wertheimer, alors qu'il s'est associé avec la société
Junkers Flugzeug- und Motorenwerke pour la construction de 370 avions, cette première commande représentant 1,2 milliard de francs…» C'est sûr. Enfin, un prisonnier de guerre ne va pas tarder à
sortir de son Oflag X B près de Hanovre pour rentrer en France, afin de reprendre en main Bourjois. C'est Robert de Gay de Nexon. Son pedigree - chez ces gens-là, on manie la croix et l'épée
depuis le haut Moyen Age - est difficilement discutable. Et, en prime, son demi-frère, le baron Maurice, est le tendre époux de la tante de Coco. Mademoiselle est obligée de rendre les armes.
Répit de courte durée. Dès le 5 février 1942, la presse antisémite se réveille. Dans L'Appel, sous le pseudonyme de La Cigogne, un chroniqueur constate: «M. Amiot peut se dispenser de travailler
en tant qu'industriel de l'aéronautique, car il a trouvé un emploi peut-être plus rémunérateur encore, qui consiste à protéger et à sauver les intérêts des juifs.» Le Pilori enchaîne sous la
plume de Jacques Roux: «Il est bon d'aryaniser les affaires juives, mais encore faut-il que cette aryanisation ne soit pas une simple farce.» La gangrène fait son œuvre. A plusieurs reprises,
Félix doit se justifier auprès des services de la Gestapo, rue des Saussaies. Et, par un dimanche de septembre, il sera même convoqué au quartier général du 84, avenue Foch. Six heures
d'interrogatoires. «Entre deux, souligne-t-il, je me trouvais dans une pièce avec vue sur l'appartement de Pierre Wertheimer. Je voyais le balcon où Pierre, Paul et moi nous nous étions dit
adieu.» Ce dimanche, il aura la peur de sa vie, mais, encore une fois, ce diable de Félix leur fait avaler n'importe quoi.
Au même instant, Henri de Tayrac, administrateur provisoire, met à l'encan - avec succès - les hôtels particuliers de Paul et de Pierre. Il fait de même - mais en vain - avec les propriétés de
Maisons-Laffitte et de Vaucresson. Dans le Médoc, le château de Bessan est également à vendre, mais un hôpital militaire allemand s'y installera. Dans l'Orne, le haras de Saint-Léonard-des-Parcs
est protégé par un ami: François de Brignac. Grâce à sa mauvaise volonté exemplaire à l'égard de Vichy, il empêche le vol des chevaux. Pendant la guerre, les pur-sang de Pierre Wertheimer
pourront même courir sous les couleurs - casaque grise, brassards rouges et toque grise - de Robert de Nexon, qui gère son écurie. En décembre 1942, le crack Epinard est mort paisiblement à
Saint-Léonard. Son décès donne lieu à des trémolos. Radio Vichy rapporte: «Il avait été volé au moment de l'invasion allemande. Il a été retrouvé à Chartres, en train de tirer une charrette.»
C'est largement exagéré, mais c'est beau comme du théâtre grec.
Il n'y a pas que les chevaux que l'on enterre. De Paris à New York, c'est l'appel aux morts. Le 16 mars 1942, à son domicile de l'avenue Foch, Théophile Bader s'est éteint à l'âge de 78 ans.
Depuis son attaque, en 1935, le père des Galeries Lafayette jouait davantage avec sa petite-fille Ginette, à Vaucresson. Mais, jusqu'au bout, l'ami et l'associé d'Ernest - et de ses fils Paul et
Pierre - aura fourmillé d'idées. Avec lui s'achève une époque héroïque pour les Wertheimer. De l'autre côté de l'océan, le 16 juillet 1944, c'est leur cousin Jules Fribourg, l'ancien partenaire
dans l'aventure aéronautique et patron de la Continentale des grains, qui, à 67 ans, trépasse à son tour. Quatre mois plus tôt, le fidèle Bernard M. Douglas, vice-président de Bourjois et de
Chanel, a quitté la scène à 76 ans. Mais, cette année-là est surtout marquée par la disparition de Mathilde. A 85 ans, la mère de Paul et Pierre est partie rejoindre son Ernest.
Dès la Libération de Paris, les deux frères reçoivent un câble de l'état-major américain en France. C'est signé Félix! Le général Bradley stationne chez lui, à la Boissière: «J'ai demandé à l'un
de ses officiers de télégraphier à Pierre que tout allait bien. Que tout était sauvé. Et je reçus une réponse empreinte de joie…»