Enquête sur le malaise suisse

Publié le par L'Express par Eric Conan

Or nazi, secret bancaire, crise morale et politique: rien ne va plus en Helvétie

Enquête sur le malaise suisse

C'était, depuis longtemps, une délicate - et inimitable - attention de Swissair. Ses passagers avaient droit, avec leur café, à un délicieux chocolat praliné en forme de lingot, enveloppé dans un papier doré. Un petit lingot d'or. Un lingot suisse. Il y a trois mois, la compagnie aérienne a pris la décision de remplacer ce symbole par un autre: le chocolat, toujours suisse, se présente désormais sous la silhouette du mont Cervin. Voilà le résultat des polémiques sur l'or nazi acheté par Berne pendant la dernière guerre: Swissair a honte de l'or suisse!

Les Suisses ont du mal à comprendre ce qui leur arrive. Abrités dans leur beau réduit alpin, peu habitués aux regards extérieurs, ils se voient d'un coup reprocher les relations de leur gouvernement avec le Reich et l'attitude de leurs banquiers à l'égard des victimes du nazisme après guerre. La panique est générale et le désordre des esprits, de plus en plus voyant, même si les réactions varient. Il y a ceux qui font amende honorable et se montrent prêts à tout, que cela soit pour prouver leur sincérité ou simplement pour donner le change. Et ceux qui, rejetant avec arrogance toutes les accusations, dénoncent un complot et défendent la «fierté suisse». L'ampleur du traumatisme ne tient pas seulement à la gravité morale des accusations - des accommodements avec l'infamie nazie - mais aussi à leurs circonstances. Et à leur signification.

Les Suisses sont assommés parce que ce scandale éclate à un moment où leur pays, en pleine crise économique, va plutôt mal et qu'ils s'interrogent sur l'avenir de leur «modèle». Une question, surtout, les tenaille: «Pourquoi maintenant? Pourquoi ce tribunal international subitement érigé pour des faits historiques connus depuis des décennies?» Dans ses grandes lignes, le rôle de la Suisse pendant la guerre n'était en effet pas un mystère. Dans ce pays où les archives publiques sont consultables au terme de trente-cinq ans, les relations économiques avec l'Allemagne nazie, tout comme la politique de refoulement des exilés juifs, ont fait l'objet de travaux historiques de qualité et d'ouvrages grand public tels que la Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses (Payot), œuvre collective qui mit à bas, en 1983, la légende d'un pays sauvé par sa résistance.

Beaucoup se souviennent aussi que l'essentiel des accusations qui font aujourd'hui la Une des journaux figuraient déjà dans un petit livre fourmillant d'archives écrit par Jean-Baptiste Mauroux - Du bonheur d'être suisse sous Hitler - que Jean-François Revel édita chez Jean-Jacques Pauvert en... 1968. Quant aux familles essayant de récupérer leurs avoirs, elles se sont heurtées pendant des années aux qualités professionnelles des banquiers suisses - la morgue et la désinvolture - sans que personne prenne fait et cause pour elles, comme c'est le cas de toutes parts depuis quelques mois.

Ces «révélations» n'en étant pas vraiment, et leur pays s'étant plutôt mieux comporté que ses voisins, telles la France et l'Autriche, beaucoup de Suisses redoutent de voir derrière cette soudaine curée la confirmation d'un déclin: si l'on se permet de demander aujourd'hui des comptes à la Suisse, c'est qu'on ne la respecte plus. Parce que l'on n'a plus besoin de ses services... «Nous sommes face à une situation que nous n'avons jamais connue: nous avons inventé la neutralité pour éviter de nous mêler aux déchirements de nos partenaires européens et aujourd'hui ceux-ci se fondent dans l'Europe!» analyse Jean-Marc Boulgaris, ambassadeur à la direction politique du ministère des Affaires étrangères. Pendant plus d'un siècle, la Suisse a tiré parti d'une Europe divisée et tragique: toutes les nations trouvaient avantage à sa neutralité et elle était le refuge financier, épargné par les destructions et auréolé par l'action déployée par sa Croix-Rouge pour atténuer le malheur des autres.

Depuis la construction européenne et la chute du mur de Berlin, tout cela ne sert plus à rien. L'élite l'a compris. Les professeurs de droit international dissertent sur «La neutralité: une cathédrale vide» et le gouvernement fédéral considère qu'il faut «redéfinir le statut de neutralité, voire y renoncer». Ce qu'il a commencé à faire. En 1991, dans l'affaire irakienne, et, en 1995, dans l'affaire bosniaque, la Suisse a autorisé le survol de son territoire par les avions américains. Mais les Suisses ne suivent pas. 80% d'entre eux restent attachés à une notion symbole du bonheur national. Ils ont refusé par référendum, en 1994, la création de Casques bleus helvétiques. «Je suis né à Schaffhouse, à quelques kilomètres de la frontière allemande, et j'ai toujours entendu mes parents dire que les enfants nés de l'autre côté n'avaient pas eu ma chance, raconte Rolf Keller, responsable de Pro Helvetia, fondation gouvernementale de mécénat culturel.

C'est la même chose pour la neutralité: notion positive jusqu'ici, on a l'impression qu'elle s'inverse en tache honteuse avec l'affaire de l'or nazi!» «Neutre ou pleutre?» Tel était le thème d'un débat récemment organisé par la télévision suisse romande. La révision morale de la neutralité affecte les fondements de cette petite confédération de 7 millions d'habitants, qui constitue moins une nation qu'un système de tolérance entre entités régionales et culturelles. Un système neutralisant les passions politiques et construit à l'envers des Etats européens. L'appartenance locale prime tout: la municipalité et le canton décident de la fiscalité, de l'éducation, des mœurs même. Voilà pourquoi les femmes n'ont accédé au droit de vote qu'en 1989 dans le canton d'Appenzell et que la consommation de viande de chien reste une coutume respectée dans trois autres. La démocratie directe stérilise toute transcendance politique. Ici, le peuple - qui s'appelle «le Souverain» - vote tous les mois sur tous les sujets possibles. «Les hommes politiques fédéraux, constitutionnellement castrés et dont le choix dépend de quotas linguistiques et politiques, sont en général médiocres, explique René Schwok, professeur de sciences politiques à l'université de Genève. Pour faire de la politique, il faut singulièrement manquer d'envergure! D'ailleurs, un Suisse sur deux est incapable de citer le nom du président de la Confédération!»

Les Suisses, si différents les uns des autres, n'acceptaient de partager que le minimum: le rapport à l'extérieur, exprimé par la neutralité, et la prospérité qu'elle a entraînée. Or tout vacille. Leur chère neutralité est salie au moment où ils doutent de leur richesse. C'est même un véritable sujet de honte: depuis sept ans, l'économie helvétique stagne. En 1996, la croissance fut négative! La drame reste très relatif: avec 43 088 dollars par personne en 1995, le revenu moyen local demeure le plus élevé d'Europe (26 742 dollars en France). Mais la crise est sérieuse - et surtout inédite - pour plusieurs centaines de milliers de Suisses, qui font l'expérience de phénomènes qu'ils ne connaissaient que par ouï-dire: baisse de revenu, chômage, pauvreté. Passé de 0,2% de la population active à 5,2%, le chômage touche plus de 200 000 personnes, dont 60% de Suisses. Les systèmes d'assurance pour perte d'emploi, très généreux car conçus quand ils ne servaient pas, se révèlent très coûteux et explosent. Les salaires à l'embauche baissent de 20% dans certains secteurs. «Le climat social devient aigu, reconnaît Rudolph Walser, secrétaire de l'Union suisse du commerce et de l'industrie, le CNPF helvétique. Notre système d'apprentissage, qui assurait un emploi à tous les jeunes, ne satisfait plus toutes les demandes. Cela affecte les familles.» La presse fait grand cas des suicides de chômeurs.

Même Zurich souffre !

La capitale de la finance, sur la défensive (voir page 65), a perdu 30 000 emplois depuis 1991 et l'immobilier de bureaux y a connu un krach sans précédent: les surfaces vides équivalent à celles de 110 terrains de foot. Et la ville ne sait plus quoi faire de ses pauvres: 8% des Zurichois dépendent de l'aide sociale. Ses dépenses sociales ayant dépassé 250 millions de francs suisses en 1996, la municipalité vient d'appeler à l'aide le canton et la Confédération... Bien qu'ils fassent tout pour ne pas se mêler de ce qui se passe autour d'eux, les Suisses ne peuvent échapper non plus à la progression de la délinquance. Berne, tranquille bourgade fédérale, prend même le relais de Zurich: sa gare centrale souterraine, qui a des allures de cour des miracles, devient le lieu des règlements de comptes entre bandes rivales de trafiquants de drogue.

Les délits avec armes à feu ont plus que triplé. Les autorités s'efforcent de limiter la délinquance - en distribuant de l'héroïne - et se masquent les yeux: le gouvernement vient d'ériger un treillis autour de l'aile ouest du Palais fédéral, pour dérober à la vue délicate des parlementaires les drogués en train de se chercher une veine... «Chacun sent que la crise économique n'est pas conjoncturelle, que plus rien ne sera comme avant, explique André Daguet, secrétaire de la FTMH, l'une des principales organisations ouvrières. Ce leader syndicaliste est bien placé pour le savoir: il vient de briser le tabou de la «paix du travail», institution inventée en 1937, qui consiste à régler les conflits sociaux par la négociation et sur le principe de la «bonne foi». En échange, salariés et patrons renonçaient à la grève et au lock-out. Tous étaient gagnants. Les entreprises helvétiques étaient les plus calmes et leurs ouvriers les mieux payés d'Europe. Aujourd'hui, André Daguet s'interroge publiquement: «La paix du travail est-elle toujours payante?» Réponse: non. «Le patronat ne respecte plus les règles.»

Depuis 1980, les 15 premières entreprises suisses, qui commencent à délocaliser, ont supprimé le quart de leurs effectifs. Le secteur bancaire a perdu 30 000 emplois. Et Novartis, le nouveau géant pharmaceutique issu de la fusion de Sandoz et de Ciba-Geigy, annonce 3 500 suppressions de postes. «Le temps des négociations polies derrière des portes closes prend fin, prévient André Daguet. Des gens perdent leur emploi alors qu'on fait des centaines de millions d'heures supplémentaires! D'où notre revendication - réduction de 10% du temps de travail sans diminution de salaire - que nous devons défendre avec menace de grève.» Ce langage de guerre sociale, inédit, tout comme les scènes de violence lors d'une manifestation contre la situation économique à Berne, en octobre 1996, traumatise les Suisses autant, sinon plus, que les accusations sur le passé de leur pays.

La crise révèle les fragilités helvétiques, que la prospérité masquait. L'hebdomadaire alémanique Facts vient de faire scandale en publiant un dossier expliquant que seule la reconnaissance de Zurich comme métropole centrale pourrait sauver la Suisse. Et qu'il faut cesser de subventionner les Romands et les Tessinois, qui vivent de l'argent gagné par les Zurichois. La crise économique accentue le vieux clivage culturel et linguistique entre Alémaniques et francophones. Un psychodrame agite le pays depuis avril 1996, quand Swissair a fermé 13 destinations internationales au départ de Genève pour se concentrer sur Zurich. «C'est pénible pour Genève, mais aucun pays au monde de la taille de la Suisse ne possède deux aéroports internationaux», explique Rudolph Walser. «Il y a un problème de rationalité économique, mais procéder de la sorte constitue, en Suisse, une faute politique, réplique Iso Camartin, professeur à l'université de Zurich et spécialiste des minorités régionales. Les restructurations et le chômage touchent plus fortement le pays romand, qui redoute d'être lâché.»

Ces fêlures ébranlent l'autre institution locale: le sacro-saint «consensus politique». Depuis la guerre, la Suisse a supprimé la notion d'opposition politique, le gouvernement fédéral étant composé de sept conseillers fédéraux (qui président à tour de rôle la Confédération durant une année), choisis au sein des quatre principaux partis, lesquels sont d'ailleurs difficiles à distinguer les uns des autres. La crise a déréglé cette belle horloge en accouchant d'un Franz Josef Strauss local en la personne de Christoph Blocher. Cet homme d'affaires zurichois de l'Union démocratique du centre brise le consensus éternel en se comportant en opposant au Conseil fédéral. Un voyou, donc. Qui s'exprime comme on ne s'est jamais exprimé en Suisse: attaques personnelles, injures, humour noir. Antieuropéen («Les conseillers fédéraux sont de grands veaux qui choisissent eux-mêmes leur boucher»), défendant l'attitude de la Suisse pendant la guerre, il se veut le héraut de la réussite alémanique contre la fainéantise romande. Son succès à Zurich, sa progression à Berne alimentent le spectre du démembrement, présent dans toutes les têtes depuis que le non l'a emporté au référendum de 1992 sur l'intégration du pays dans l'Europe économique. 73% des Romands étaient pour et 57% des Alémaniques contre. La Chambre fédérale avait alors créé une «commission de compréhension» dont les conclusions ne rassurèrent personne: «Ce qui paraît préoccupant, ce ne sont pas les différences, qui ont toujours existé; c'est le fait qu'elles ne sont désormais plus perçues sous l'angle du complémentaire, mais sous l'angle du contraire.»

Cette «cohésion nationale», dont le déclin inquiète tant les Suisses, souffre beaucoup de l'affaire de l'or nazi. «Traditionnellement, l'identité suisse se renforçait face aux agressions extérieures, analyse Iso Camartin. Ce n'est pas le cas cette fois-ci: les Suisses se découvrent divisés face à leur plus grave crise depuis 1945.» Cela a commencé par des «bévues», comme l'on dit aujourd'hui à Berne. Le président de la Confédération, Jean-Pascal Delamuraz, a dénoncé le «chantage» exercé par les organisations juives, contre lesquelles son ambassadeur à Washington se déclarait en «état de guerre». Face aux menaces américaines de boycottage des banques suisses, la réflexion l'emporta et une «task force de crise» fut mise sur pied.

Son responsable, Thomas Borer, a défini en catastrophe une politique de communication: critique des banques, autocritique de l'Etat, gestes symboliques, refus des accusations injustes. «En faisant montre d'un excès de juridisme déplacé, les banques n'ont pas traité les demandes des familles avec la sensibilité requise», concède-t-il, prenant soin de préciser que les motivations des organisations juives sont «justifiées». Attentif à «l'attitude nuancée des Israéliens, qui, eux, connaissent mieux l'Histoire», il en veut beaucoup à l'acharnement des Etats-Unis: «Sont-ils sans tache? Ils ont refusé d'accueillir plus de juifs pendant la guerre et ont recyclé des nazis. Qu'ils s'occupent de la mémoire des Indiens, des esclaves noirs et de ce qu'ils ont fait au Vietnam!»

«Ils pourraient être plus modestes, poursuit Rudolph Walser. Nous avons le sentiment que la vraie motivation des Etats-Unis consiste à discréditer une petite puissance économique qui leur échappe. Alors, on se sert de tout!» Le président de la Fédération suisse des communautés israélites partage cet agacement. «Il faut s'en prendre aux banques et aux gouvernements de l'époque, mais il est injuste d'attaquer tous les Suisses, comme le font la presse anglo-saxonne et le sénateur américain D'Amato», précise Rolf Bloch. Ce responsable bernois de 67 ans - héritier des chocolats de luxe Camille Bloch - s'inquiète d'un regain d'antisémitisme depuis quelques mois. «J'entends de plus en plus souvent: ?Vous les juifs, nous les Suisses?... Je ne voudrais pas que les excès de la polémique soient dommageables pour les Suisses juifs. Les courriers des lecteurs de la presse populaire commencent à regorger de lettres antisémites dont la violence surprend.» A la demande de Rolf Bloch, les Eglises de Suisse ont d'ailleurs mis en garde leurs ouailles contre ces remugles. Les élites gouvernementales et médiatiques, inquiètes de ces réactions populaires, tentent de les combattre - ou de les masquer - par un masochisme généralisé. L'Office fédéral de la culture vient de publier un guide bibliographique, La Suisse face à son passé en 50 ouvrages, et la Bibliothèque nationale suisse a ouvert un rayon spécial sur ce thème. La fondation Pro Helvetia est mobilisée pour diffuser les œuvres iconoclastes dont on se félicite rétrospectivement, comme La barque est pleine, film de Markus Imhoof qui avait soulevé des vagues dans les années 60.

La presse ne cesse de parler du «nécessaire examen du passé». Le thème du feuilleton de l'été du Nouveau Quotidien? Une journaliste stagiaire découvre des documents prouvant que la famille de son petit ami a spolié des juifs pendant la guerre! Que faire? «Entre amour et devoir, devoir et amour... elle chavira et, durant quelques secondes, s'évanouit.» Le cinquantenaire de l'Exodus? L'occasion de dire que ce fut une «aubaine» qui permit de «redorer l'image de la Croix-Rouge suisse». La BBC produit un fort méchant - aux deux sens du terme - documentaire sur la Suisse pendant la guerre? Les trois chaînes de la télévision nationale s'empressent de le diffuser... On fait aussi grand cas d'un travail universitaire qui détruit la légende gaulliste de René Payot - grande figure de la radio suisse pendant la guerre - en démontrant qu'il avait, par réalisme, accepté l'Europe allemande. Les autorités gouvernementales multiplient les signes de bonne volonté. Le Conseil fédéral vient de faire une démarche auprès de la famille de Maurice Bavaud, un jeune Suisse qui tenta d'abattre Hitler en 1938. Lors de sa condamnation à mort, les autorités suisses s'étaient tues, ne sollicitant même pas une visite au condamné. Le gouvernement avoue une «impression très amère» face aux «manquements de l'administration de l'époque». A la suite de bruits insistants sur la présence de mercure dans l'or des réserves de la Banque nationale («preuve», selon la rumeur, d'apport d'or dentaire), le Conseil fédéral a demandé une analyse discrète des échantillons de l'époque. Résultat négatif.

Loin des dérapages du début, le discours est maintenant bien cadré: «La Suisse a suivi une politique que nous ne pouvons que regretter. Ses actions étaient historiquement erronées», récite le diplomate Jean-Marc Boulgaris. Il n'est plus question de défendre les banques: «Ce sont des commerçants, nous n'avons pas à juger de la façon dont ils ont accueilli les demandes des particuliers. Tous les peuples sont composés d'individus qui ne sont pas tous recommandables.» Même rengaine chez l'ambassadeur Walter Gyger: «On ne peut pas exclure une manœuvre, mais l'essentiel, c'est la confrontation de la Suisse avec son passé.» Ainsi soit-il. Lui a la tâche délicate, en tant que représentant de la Suisse auprès des 140 organisations internationales qu'elle héberge, d'être aux petits soins envers 30 000 diplomates étrangers. L'enjeu n'est pas mince. La «Genève internationale» génère 5 milliards de francs suisses, soit l'équivalent du secteur bancaire. «Mes collègues me parlent peu de ces affaires, c'est plutôt moi qui explique toutes les initiatives que nous prenons.» Et il y en a tous les jours.

Une commission d'historiens planche sur l'histoire du pays pendant la dernière guerre. Un groupe d'experts présidé par Paul Volcker, ancien directeur de la banque centrale américaine, doit estimer l'importance des comptes en déshérence. Et, pour replâtrer l'image de la Suisse humanitaire, le gouvernement fédéral vient de créer deux organismes ayant vocation à faire le bien. Une Fondation de la solidarité, dotée de 7 milliards de francs suisses de capital, dont les 350 millions d'intérêts annuels serviront à soulager la misère du monde. Et un Fonds pour les victimes de l'Holocauste, destiné aux victimes et aux familles de victimes du nazisme en situation difficile. Doté de 265 millions de cotisations provenant du patronat, de l'Association suisse des banquiers et de la Banque nationale suisse, ce fonds, présidé par Rolph Bloch, commence à aider des juifs d'Europe de l'Est et d'Ukraine. Pour promouvoir ces signes de bonne volonté, notamment auprès des communautés juives helvétiques, le gouvernement délègue souvent Ruth Dreifuss, conseillère fédérale socialiste et juive. Elle n'hésite pas à mettre en doute la sincérité de certains accusateurs de la Suisse, «que l'on peut suspecter de mobiles qui ne sont pas d'une pureté absolue», et s'interroge sur les limites morales aux revendications: «Là où il y a des héritiers, il faut évidemment les rembourser. Mais, pour le reste, qui peut hériter d'un pareil or?» A la suite de pressions de plus en plus fortes du gouvernement, l'Association suisse des banquiers vient de se résoudre avec précipitation à ce qu'elle aurait dû faire depuis des décennies: publier dans la presse mondiale la liste des titulaires des comptes en déshérence. «En lisant la liste des 1 872 noms que nous publions dans le monde entier, je me suis aperçu qu'il n'était pas très difficile de retrouver les héritiers», avouera Georg Krayer, le patron des banquiers suisses. Mais pour accabler ses prédécesseurs: «Nous ne trouverons jamais de feuille de vigne assez grande pour cacher les négligences de mes collègues d'après guerre.»

«Toutes ces initiatives n'ont rien à voir avec une quelconque sincérité, met en garde un historien genevois. Les Suisses se comportent toujours en cabaretiers: ils disent ce que le client a envie d'entendre.» Parfois au prix d'une belle hypocrisie, comme le montre l'aplomb dont vient de faire preuve le ministre des Affaires étrangères. Dans une tribune - «La Suisse n'a pas peur d'affronter son passé» - publiée dans Le Monde, Flavio Cotti n'hésite pas à invoquer le rôle de quelques «héros de l'action humanitaire en faveur des juifs», tel Paul Grüninger. Exemples qui rappellent, selon lui, que «la Suisse demeura un îlot de liberté et de démocratie». Invocation savoureuse lorsqu'on connaît l'histoire de cet officier de police du canton de Saint-Gall. Il fut destitué en 1940 et condamné pour «violation de prescription de service et falsification de documents» après avoir permis à 3 000 juifs de se réfugier illégalement en Suisse.

Il est mort dans l'oubli et la misère en 1972, et les autorités helvétiques rejetèrent pendant près de trente ans toutes les démarches de sa famille. Il ne fut réhabilité que le 30 novembre 1995... Cette volonté de «confrontation au passé» n'imprègne d'ailleurs pas toutes les consciences, comme le révèlent régulièrement quelques incidents. Tel celui dont fut victime Christoph Meili. Gardien de nuit dans une grande banque de Zurich, il s'aperçoit un jour qu'on y détruit des documents sur les fonds en déshérence: il les récupère et les remet à une organisation juive. Licencié, assailli de menaces, il a dû se réfugier aux Etats-Unis. De même, en découvrant que le registre de Bienne des étrangers refoulés a disparu pour la période 1939-1945, ou que les archives de l'Office de police des étrangers des années 1939 à 1950 ont été épurées, alors que les dossiers antérieurs à 1938 sont intacts, beaucoup de Suisses se disent que ces affaires n'en finissent pas de rebondir. Les banquiers, pas mécontents de partager l'opprobre, laissent entendre que l'on va découvrir que beaucoup de comptes ont été vidés par des fondés de pouvoir suisses après la guerre...

Ces polémiques vont donc durer

La crise économique n'en finit pas. Et chaque jour les Suisses découvrent que leur univers idyllique se défait. Des centaines de tonnes de chocolat Toblerone ont été retirées de la vente: on y avait décelé du soja transgénique! Les cheminots, qui n'ont pas le droit de grève, menacent de ne plus faire arriver les trains à l'heure. La ville de Genève sombre dans un déficit record de 64 millions de francs suisses. Et Tati décide de s'implanter dans le pays… «La Suisse ne croit plus en la Suisse. Et ça, c'est embêtant», écrit Stéphane Garelli, professeur à l'Institute for Management Development et prévisionniste très écouté. «Notre passé est dévalorisé, notre présent, c'est la crise, et nous ne savons pas quel avenir choisir», résume l'ambassadeur Walter Gyger. Entre David de Pury - l'Alain Minc local - ancien responsable de la firme ABB, qui promet la submersion de la Confédération si elle ne libéralise pas rapidement son économie au sein de l'Europe, et Rudolph Blocher, qui répond que, face au danger, le salut réside, comme toujours, dans l'isolement, les Suisses ne savent plus que penser.

Comme ils ont peu d'humour, ils ne sauront peut-être pas savourer le délicieux petit essai que Gallimard publiera en septembre prochain - La Suisse, avenir de l'Europe? - et dont on ne sait s'il devrait les réjouir ou les navrer. Son auteur, Georges Arès (pseudonyme d'un Suisse très méchant), fait en effet la démonstration paradoxale que cette fin de siècle voit le triomphe du «modèle suisse»: toutes les nations d'Europe se rapprochent de ce pays où le clivage droite-gauche a disparu au profit d'une classe politique médiocre, où le consensus et la rationalité économique règnent, où la vie culturelle se résume à l' «enniaisement général» et à l' «harmonie obligée» du politiquement correct, et où ne subsistent que des «existences castrées» qui souffrent du «cruel manque de ne manquer de rien».

Publié dans Articles de Presse

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