Evelyne Baylet longtemps dame de fer des rad-socs
Evelyne Baylet, longtemps dame de fer des rad-socs et de «la Dépêche du Midi», découvre, à 84 ans, les affres des déboires judiciaires et familiaux. Le déclin de la reine mère.
Monsieur le procureur de la République ne comprend décidément rien:
quand Madame Baylet fait biner les poiriers de sa propriété par des jardiniers salariés de la Dépêche, elle n'abuse pas des biens sociaux de l'entreprise. Elle use seulement du personnel de sa maison. Est-il donc interdit désormais de jouir de ses biens familiaux? Madame Baylet a le solide sentiment de n'avoir de compte à rendre à personne lorsqu'elle pioche dans son porte-monnaie pour acheter sa baguette de pain. Qu'il s'agisse de brioche en l'occurrence ne change rien à l'affaire. Elle ne voit pas où est le mal et ce n'est pas à 84 ans qu'elle va changer de philosophie: la Dépêche n'est pas une entreprise publique. C'est une affaire «familiale, privée». Autrement dit, la Dépêche, c'est elle.
Le fait est que cinquante ans d'histoire ne lui donnent pas tout à fait tort. Aujourd'hui, l'une de ses deux filles court les prétoires pour disputer quelques arpents de pouvoir à son fils. Le fils en question, Jean-Michel Baylet, par ailleurs président du Parti radical socialiste, laisse échapper à l'occasion que sa soeur est «zinzin». «Les Atrides...», résume Jean-Denis Bredin, l'avocat du journal. Ces querelles d'arrière-boutique illustrent mal ce que fut l'odyssée d'Evelyne-Jean Baylet pour sauver le titre à la Libération et le pérenniser à la mort de son mari.
Le 24 octobre 1947, Jean Baylet, donc, partait à Toulouse avec l'équipe de rugby de Valence d'Agen récupérer manu militari son journal placé depuis trois ans sous séquestre. La justice le lui avait restitué six mois plus tôt mais les occupants des lieux faisaient toujours la sourde oreille. Evelyne, qui avait plaidé leur cause dans tous les ministères, était chargée, ce même jour, de récupérer les bureaux parisiens du titre. Elle était déjà assise dans les fauteuils directoriaux de la rue du faubourg Montmartre avec Maurice Bourgès-Maunoury pour témoin quand le nouveau maître des lieux installé là depuis 1944, est arrivé. «Qu'est-ce que vous faites ici?»
Je fais comme vous. J'occupe les lieux.
Je n'ai pas le temps de plaisanter.
Moi non plus. Sortez.»
On aurait pu prendre ce jour-là la mesure de son autorité. C'est cette même petite femme sèche qui s'est pointée à la Dépêche du Midi le 30 mai 1959, lendemain de la mort de Jean Baylet. La lumière du jour éclairait mal la grande salle où se pressaient les imprimeurs en blouse remontés des ateliers: «Je vais assumer la direction de ce journal.» Elle n'avait ni l'expérience ni le droit pour elle. Le paquet de 76% d'actions de feu Jean Baylet revenait en fait à ses enfants. «Mais je pensais être la mieux placée pour défendre les intérêts de ce journal, commente-t-elle aujourd'hui. Ce sont des choses qu'on fait dans l'inconscience.» A la manière d'une Scarlett O'Hara de la pensée radicale.
Née avec son frère jumeau d'une lignée d'Alsaciens installés dans le Sud-Constantinois depuis 1840, Evelyne Marguerite Isaac a d'abord hérité de moeurs latifundiaires avant de rencontrer Jean Baylet le 30 décembre 1940 à Ax-les-Thermes. Professeur de lettres anciennes au collège de jeunes filles de Bône, elle accompagnait madame sa mère aux eaux. Lui était démobilisé. Il y avait des sénateurs à l'apéritif et des dames en crinoline au mariage qui s'en suivit. Depuis, elle n'est jamais vraiment redescendue de ce piédestal, jusqu'à se sentir autorisée à morigéner les ministres, comme Alain Juppé, en 1986 à Albi, qui n'avait pas su l'attendre une petite demi-heure pour une quelconque inauguration. Mais c'est la fidélité qui est encore sa valeur la plus haute. Pour le meilleur et pour le pire. Après le printemps de Prague en 1968, par exemple, elle a rapatrié à Toulouse le professeur tchécoslovaque qui avait pris Jean Baylet sous son aile du temps de sa déportation en Bohême-Moravie. L'hiver dernier, elle a pu se féliciter aussi que pas une ligne ne soit parue dans son journal pour rendre compte d'une exposition calamiteuse dont les organisateurs étaient de ses amis.
Les légendes se tissent avec de grandes et de toutes petites choses. Madame Baylet s'est forgé celle d'une femme de tête. En 1968, elle était là pour faire face à une manifestation musclée de la droite, le jeune Dominique Baudis en tête, dans les locaux du journal. Quand, à l'automne 1982, le directeur de l'éphémère quotidien Toulouse Matin a proposé à Robert Hersant de venir le rencontrer à Paris, celui-ci s'est récrié: «Il n'en est pas question. Madame Baylet voit cette concurrence d'un trop mauvais oeil. On ne va pas croiser le fer avec La Dépêche.» Evelyne Baylet savoure cette réputation d'être intouchable. Sous la IVe République, la Dépêche du Midi a effectivement pu faire la pluie et le beau temps politiques avec les douze députés du Sud-Ouest qu'elle avait dans sa manche. La famille et l'entreprise en cultivent au moins le souvenir. Les présidents Pompidou, Giscard d'Estaing et Mitterrand ne sont ainsi jamais passés par Toulouse sans venir lui faire leurs civilités.
«C'est dur et difficile de diriger une entreprise pareille, avoue-t-elle. On peut se tromper quelquefois.» Cette phrase débitée sur un ton neutre évoque évidemment la constitution du conseil d'administration dont elle s'est entourée à la mort de son mari. Elle était seule à ce moment-là, sans conseil d'aucune sorte. Albert Sarraut, actionnaire du journal, qui fut aussi ministre radical des Colonies en 1932, lui a alors présenté un ancien de son cabinet devenu directeur général adjoint de la Banque d'Indochine. C'est ainsi que René Bousquet est entré à la Dépêche du Midi en 1962. Evelyne Baylet pouvait difficilement ne rien savoir de son passé de secrétaire général de la police du maréchal Pétain. Jean Baylet avait siégé en 1949 au tribunal qui a puni René Bousquet de cinq ans de privation de droits civiques au motif d'intelligence avec l'ennemi.
Evelyne Baylet a aujourd'hui tout laissé à son fils Jean-Michel. La présidence de la Dépêche du Midi, bien sûr, en 1993. Mais aussi, quinze ans plus tôt, la mairie de Valence d'Agen dont elle avait elle-même hérité en 1959. Cette année-là, elle récupéra aussi un siège au Conseil général du Tarn-et-Garonne qu'elle a présidé ensuite de 1970 jusqu'à l'intronisation de son fils en 1982. Dans les affaires qu'elle décrit comme étant «familiales et privées», il y a certainement aussi le radicalisme. Elle le tient de son mari et l'aura donc transmis à son fils. L'essentiel de ce qui compte est fait. A lui maintenant de se débrouiller avec le suffrage universel.
Maintenant à la retraite, madame Baylet vaque dans son appartement des boulevards toulousains, quand elle n'est pas sur son île grecque ou dans le ranch canadien de sa fille. Elle ne manifeste aucun goût pour la vedette de croisière que son fils a ancrée dans le port d'Antibes. Et quand l'envie lui vient de lire quelques romans policiers, elle envoie sa secrétaire particulière avenue Jean-Baylet, au siège du journal, piocher dans les lots reçus en service de presse. Parce qu'on ne descend tout de même pas acheter une boîte de lentilles chez l'épicier quand on en a chez soi dans le placard à côté. Ceux qui ne veulent pas entendre ça seraient donc d'incorrigibles galopins ignorant tout des peines que madame Baylet a pu vivre à la tête de son journal.
Evelyne Baylet en six dates
- 1913 Naissance à Batna, Algérie.
- 1941 Mariage.
- 1947 Coup de force dans les locaux parisiens de «la Dépêche».
- 1959 Décès de Jean Baylet. Présiden-ce et direction générale de «la Dépêche».
- 1993 Abandon de la présiden-ce du quotidien.
- 1996 Mise en examen pour abus de biens sociaux.