IBM et la Shoah
Le Nouvel Observateur le 15/02/2001par Laurent Joffrin
En équipant l’administration du IIIe Reich de machines à cartes perforées ultramodernes, la compagnie américaine aurait facilité l’entreprise d’extermination des juifs d’Europe. C’est la
thèse développée par Edwin Black dans un livre* qui a déclenché une poléùmique.
C’est le choc de deux symboles du xxe siècle. D’un côté, le crime des crimes, la destruction des juifs d’Europe par la machine
répressive nazie; de l’autre une société internationale prestigieuse, qui incarne à elle seule toute une part de l’histoire du capitalisme anglo-saxon, IBM. Aujourd’hui, par le travail d’un
chercheur américain indépendant, Edwin Black, ces deux mythes entrent en collision. Société internationale dès avant la Première Guerre mondiale, International Business Machines était présente en
Allemagne à l’arrivée de Hitler au pouvoir.
Par le biais de sa filiale allemande, Dehomag, ses machines à cartes perforées, ancêtres des ordinateurs, équipaient l’administration du Reich. Business is business: avec les nazis comme avec la
République de Weimar, la compagnie américaine, propriétaire de Dehomag à 90%, a entretenu des relations d’affaires intenses. Mieux: ces relations se sont poursuivies, sous une forme officielle
puis officieuse, jusqu’en 1945. Les machines IBM ont secondé l’effort de guerre allemand. Elles ont surtout facilité, par leur capacité de tri et de traitement statistique, la mise en place de la
«solution finale». Certaines d’entre elles étaient installées dans les camps d’extermination. Les cartes perforées IBM ont servi à dénombrer les déportés et à les suivre administrativement
jusqu’à la mort.
Après l’ouverture des hostilités entre les Etats-Unis et l’Axe, le Congrès américain vote une législation qui interdit toute relation commerciale avec l’ennemi. IBM s’arrange pour contourner ces
règles et maintenir ses relations avec Dehomag. En 1945, IBM réussit à recouvrer ses actifs – les machines de tri disséminées dans toute l’Europe – et à se faire payer ses arriérés de location.
En substance, donc, IBM a profité de la guerre pour consolider son implantation internationale, quitte à faciliter les entreprises criminelles du Reich.
Telle est la thèse développée sur six cents pages par Edwin Black et fondée sur d’innombrables documents, notamment sur les archives de la compagnie elle-même. Contestable à certains égards, sans
doute trop systématique dans sa volonté de dénonciation, l’ouvrage de Black met au jour un pan jusque-là méconnu de l’organisation du crime du siècle. On savait que c’est la conjonction de
l’idéologie la plus barbare avec les moyens techniques les plus modernes qui ont fait l’efficacité meurtrière inouïe de la Shoah. On ignorait que le sens allemand de l’organisation s’appuyait
aussi sur l’ancêtre de ces machines de calcul aujourd’hui célébrées sous le nom d’ordinateurs et que ces machines mécanographiques portaient déjà, par filiale interposée, ce qui deviendrait la
marque la plus prestigieuse de l’informatique mondiale.
Si l’on en croit Black, IBM et son président Thomas Watson ont occulté cette face noire de leur histoire. Symbole de l’Amérique industrieuse, révéré aux Etats-Unis comme un grand fondateur de
l’excellence américaine, Watson aurait donc, sans états d’âme, apporté sa contribution à l’extermination des juifs sans pouvoir, selon l’auteur de l’ouvrage, vraiment ignorer à quoi pouvaient
servir les machines dont il détenait un quasi-monopole mondial. Non par conviction politique, mais par simple esprit de lucre. On devine aisément quelle dissertation il est possible d’écrire sur
l’amoralité foncière du capitalisme, sur le cynisme des grandes multinationales et sur «les eaux froides du calcul égoïste» qui font tomber tous les scrupules, abolissent toutes les barrières
morales. Déjà enclenchée, la polémique ne manquera pas de se développer. Pour évaluer le travail de Black, apporter un jugement d’historien professionnel et restituer le contexte de l’affaire,
nous avons demandé à Jean-Pierre Azéma, l’un de nos meilleurs historiens de la Seconde Guerre mondiale, de commenter l’ouvrage.
Le Nouvel Observateur. – Quel est l’apport historique de l’ouvrage d’Edwin Black?
Jean-Pierre Azéma. – Le livre apporte incontestablement un éclairage nouveau sur le rôle d’une grande entreprise comme IBM dans ses relations avec l’Allemagne nazie. Pendant les
années 30 et, encore, pendant la guerre, IBM, par le biais de sa filiale allemande, a apporté une aide technique au fonctionnement de l’Etat allemand et donc, par voie de conséquence à la
persécution des juifs. Personnage autoritaire, grand patron introduit dans les milieux politiques, Thomas Watson, le grand homme d’IBM, a joué un rôle pernicieux dans toute l’affaire. A cette
époque, déjà, IBM jouait un rôle technique de pointe dans le traitement de l’information, un peu comparable à celui que jouent aujourd’hui les multinationales les plus célèbres de la nouvelle
économie. Il est utile de mettre en lumière qu’une société de ce genre a pu, finalement, aider à l’entreprise la plus destructrice du siècle.
N. O. – On parlait naguère de l’aide apportée par «le grand capital» à l’avènement du nazisme et à son développement…
J.-P. Azéma. – Oui. C’était une rhétorique très insistante il y a vingt ou trente ans puis elle était passée de mode. Le livre remet utilement le projecteur sur cet aspect de
l’analyse. Nombre de milieux d’affaires ont effectivement apporté un large soutien au nazisme, en Allemagne en premier lieu, mais aussi à l’échelle internationale. Le cas d’IBM en fournit une
illustration utile et saisissante. Black montre que, décidément, l’argent n’a pas d’odeur, en tout cas pas d’odeur idéologique pour ce qu’on appellerait aujourd’hui une grande multinationale.
Watson a participé de près à l’effort de guerre américain. Mais il a aussi été décoré de la Croix du mérite de l’Aigle allemand par Hjalmar Schacht, ministre des Finances du Reich, devant un
parterre de dignitaires nazis en 1937. Il a rendu la décoration en juin 1940 seulement, après beaucoup de contorsions. Il a continué à garder l’œil sur sa filiale allemande par le biais de ses
agents en Suisse et ce jusqu’à la fin de la guerre.
N. O. – Cette liaison occulte est-elle avérée par des documents incontestables?
J.-P. Azéma. – Black cite plusieurs documents qui ont l’air fiables. Mais je n’ai évidemment pas pu procéder à des vérifications directement. Je suppose que la polémique va se
développer sur ce point comme sur d’autres… Le contrôle était très indirect, puisque le Congrès interdisait tout commerce avec l’ennemi. Le point clé, c’est qu’IBM détenait une sorte de monopole
technologique sur le fonctionnement des machines et leur alimentation en cartes perforées. Les Allemands ne pouvaient pas se couper totalement de la maison mère, sauf à subir des retards
importants dans le fonctionnement de leurs administrations. A la fin de la guerre, Watson s’arrange pour récupérer les machines dans toute l’Europe et pour se faire régler les loyers en
souffrance. C’est évidemment un comportement d’un grand cynisme…
N. O. – La participation d’IBM à l’Holocauste est-elle établie?
J.-P. Azéma. – Oui et non. C’est là qu’on arrive à certaines faiblesses du livre. L’auteur pèche par systématisme et par ardeur militante. Je comprends ses sentiments. Mais ce
n’est pas avec des sentiments qu’on doit faire de l’Histoire. Ce qu’on ignorait, par exemple, c’est qu’il y avait des machines au sein même des camps de concentration ou d’extermination. A ma
connaissance, les déportés n’en parlent pas. Black produit des documents. Il faut en faire la critique. Mais là où on ne peut pas le suivre, c’est qu’il réduit l’ensemble du comportement d’IBM à
ses relations avec l’Allemagne nazie et avec l’Holocauste. C’est une réduction contestable. La compagnie fournissait des machines qui servaient à toutes sortes de choses: les recensements,
certes, mais des tâches de gestion industrielle ou d’aide technique aux transports. Dans l’ensemble de ses activités, le fichage des juifs n’est évidemment pas central. Peut-on vraiment affirmer
qu’IBM a participé consciemment à la Shoah?
C’est une thèse audacieuse, fragile. Elle se rattache de plus à une vision strictement «intentionnaliste» de la Shoah. Dans cette conception, l’extermination des juifs était planifiée et
programmée dès l’origine par Hitler et le monde entier le savait. La grande majorité des historiens pense différemment. Philippe Burrin (1) l’a démontré. L’extermination est en fait déclenchée à
la fin de 1941 parce que Hitler a ouvert une guerre sur deux fronts. Il vit dans le souvenir de la défaite de 1918. Dans sa mémoire paranoïaque, c’est le «coup de poignard dans le dos» des
opposants à la guerre, emmenés par les juifs, qui a provoqué la chute de l’armée allemande. Dès qu’il constate que la guerre éclair patine en Russie, il ne veut pas laisser derrière la Wehrmacht
une communauté qu’il tient pour une «ennemie de l’intérieur». D’où l’accélération des persécutions et la conférence de Wannsee de janvier 1942 qui programme l’extermination. Black ne tient pas
compte de cette interprétation. Du coup, ses accusations contre IBM sont excessives.
N. O. – Admettez-vous son analyse de la situation en France? C’est l’absence des machines IBM qui expliquerait la moindre ampleur de la déportation des juifs français…
J.-P. Azéma. – La partie du livre qui concerne la France souffre d’imprécision et de confusion. Il y a des erreurs de date, de faits, qui sont dommageables. Et surtout, si les
juifs français ont été relativement moins frappés, c’est pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les machines IBM. D’abord on pouvait se cacher plus facilement en France qu’en Hollande, le
pays qui sert à Black de point de comparaison. Ensuite la France a été le premier pays libéré en Europe occidentale. Beaucoup de trains de déportés n’ont heureusement pas pu partir pour cette
raison. Enfin et surtout, Helmut Knochen, responsable de la répression en France sous les ordres d’Oberg, a estimé qu’il fallait d’abord utiliser la France comme une vache à lait pour la machine de guerre allemande,
quitte à ralentir la déportation des juifs français, qui suscitait des résistances diverses. Cette décision explique la différence du nombre des déportés bien plus que la présence ou l’absence de
machines de tri. Je dois rappeler que la rafle du Vel’ d’Hiv’, organisée à partir d’un fichier tenu à la main, a été d’une efficacité redoutable. Les machines IBM ont pu, ailleurs, accélérer les
arrestations. Mais les nazis pouvaient travailler sans elles…
(*) «IBM et l’Holocauste», par Edwin Black, Robert Laffont, 698 p.
(1) «Hitler et les juifs, genèse d’un génocide», par Philippe Burrin, Seuil, 1989.