J'ai consacré ma vie au souvenir de Sobibor
publié le 10/12/2010 à 07:00 par Emmanuel Hecht
Thomas Toïvi Blatt : "J'ai consacré ma vie au souvenir de Sobibor"
Thomas Toïvi Blatt est l'un des cinq derniers survivants de la révolte, le 14 octobre 1943, du camp d'extermination de
Sobibor, situé en Pologne, près de Lublin. Il avait 15 ans et sa famille venait d'être
assassinée. Après guerre, en Pologne, en Israël, où il s'est contenté d'une escale, et surtout aux Etats-Unis, où il réside depuis un demi-siècle, il a écrit des livres, créé un site (www.sobibor.info), conseillé écrivains et cinéastes. Avec un même objectif : sauvegarder la mémoire de Sobibor. Des extraits de son livre, Sobibor, la révolte oubliée, sont publiés pour la première fois en français dans un volume consacré aux
Révoltés de la Shoah et présenté par Marek Halter chez Omnibus.
Des extraits de votre livre Sobibor, la révolte oubliée sont publiés pour la première
fois en français. Pourquoi prenez-vous encore la peine, à 83 ans, de présenter cet ouvrage à Paris ?
Pour témoigner. J'ai consacré toute ma vie à cela, depuis mes 18 ans et je ne cesserai pas. Ce livre, publié il y a dix ans aux Etats-Unis, a une histoire particulière. Il est le long
aboutissement de notes prises pendant la guerre. Entre la rareté du papier et les contrôles, l'exercice était acrobatique. A la fin des hostilités, j'avais perdu environ 40 % de ces notes. Ce
n'est que dans les années 1952-1954 que je les ai reprises, complétées. J'ai commencé des ébauches de chapitres. Mais j'ai failli tout perdre lors d'un contrôle dans un train à la frontière
germano-polonaise. L'officier polonais qui fouillait mes bagages est tombé sur les textes, s'est agenouillé pour les lire... et semblait visiblement absorbé. Il lisait une page où je racontais
l'exécution de 70 juifs par le chef d'un groupe de partisans polonais de gauche. Dans la Pologne communiste, cela faisait mauvais effet. Il se retourna alors vers moi et me dit : "Monsieur Blatt,
vous ne pouvez pas laisser ce texte partir à l'étranger. Vous devez me le confier." J'ai tenté de discuter, en vain, et j'ai décidé de rester en Pologne avec mes écrits.
Mais, à Varsovie, j'ai foncé à l'ambassade d'Israël, raconté ma mésaventure à un diplomate qui m'a proposé de faire passer clandestinement le texte, directement chez un éditeur israélien. C'est
là que je devais le récupérer, quelques mois plus tard, en 1957. J'ai alors loué une machine à écrire et tapé le manuscrit : en polonais. Ensuite, je l'ai lu en yiddish à Dena, ma future femme -
elle ne parle pas polonais - qui s'est aussitôt mise à la traduction en anglais... Entre-temps, j'avais pris rendez-vous avec le secrétaire du Comité international d'Auschwitz, en Israël, et lui
avais remis le texte. Quelques jours plus tard, il me le rendit avec ce commentaire : "Vous avez un pouvoir d'imagination extraordinaire, mais vous n'êtes jamais allé à Sobibor." J'étais effondré, et j'ai rangé le manuscrit dans un tiroir. Il faudra attendre la sortie du
film Holocauste et l'intérêt d'un journaliste venu m'interviewer sur le sujet pour que je ressorte le document et le fasse publier, dans une première version, en 1977.
Qu'a d'exemplaire la révolte de Sobibor ?
Il y eut d'autres tentatives d'évasion dans le camp - huit en tout, dont certaines couronnées de succès. Mais, le plus souvent, celles-ci étaient individuelles. Là, il s'agit d'une évasion
collective. Comparée aux mutineries de Treblinka et d'Auschwitz, celle de Sobibor est, de toute la Seconde Guerre mondiale, la seule menée avec la précision d'une opération
militaire. Sacha Pechersky, l'une des deux têtes pensantes du projet avec le meunier Léon Feldhendler, était lieutenant dans l'Armée rouge. Les pertes des nazis n'ont été nulle part aussi fortes
: une dizaine de SS et huit Ukrainiens tués, des dizaines de gardes blessés... D'ailleurs, ce sont les nazis eux-mêmes qui lui donnèrent le nom de "révolte". Toutefois, pour Berlin, le plus
terrible n'était pas le nombre de morts, mais le risque de divulgation de ce qui devait rester le plus grand secret d'Etat : l'existence de camps d'extermination. En 1943, au fur et à mesure de
l'avancée de l'Armée rouge, des équipes avaient en effet commencé à démolir ces camps, parfois en les remplaçant par de jolies fermes et de nouvelles forêts, et à ensevelir les corps. Or, dès le
25 octobre, grâce à un message adressé au gouvernement polonais en exil par la Résistance polonaise, la révolte de Sobibor fut connue des Alliés.
Quelle fut la clef du succès ?
La pertinence des trois phases de l'opération et leur bonne exécution : la préparation de groupes d'assaut (15 h 30-16 heures), l'élimination des nazis (16 heures-17 heures) et, à partir de 17 h
30, l'évasion en masse. Le 14 octobre 1943, il y avait un grand soleil, la journée était chaude. Tout se passa comme prévu : l'attaque de l'armurerie et le vol des armes, la liquidation, à coups
de hache et de poignard, des nazis venus essayer des uniformes et des bottes chez le tailleur et le cordonnier - un Allemand fut tué toutes les six minutes - l'arrachage des barbelés, les
planches jetées par-dessus les clôtures, ou ce qui en restait, pour faire sauter les mines... et l'évasion, tout cela sous les rafales de tirs automatiques.
Entre le nombre d'évadés et de tués, pendant l'évasion ou la chasse à l'homme qui s'ensuivit, quel est le bilan de la révolte ?
On dispose de chiffres, divulgués lors de procès après-guerre. Sobibor, où, rappelons-le, 250
000 juifs ont été assassinés, comptait 550 prisonniers le 14 octobre 1943. Le nombre d'évadés s'élève à 320. En ôtant les prisonniers repris et exécutés, ceux qui ont été assassinés dans leurs
cachettes, le plus souvent par des "autochtones hostiles", ceux qui sont morts les armes à la main dans les rangs des partisans..., on aboutit à un chiffre de 58 survivants. A Auschwitz, il n'y
eut aucun survivant à la révolte, à Treblinka, une dizaine.
Vous rapportez un fait étrange. Lors de votre évasion, vous êtes porteur de diamants, d'or, de platine, de devises allemandes et américaines, de pièces russes, françaises, hollandaises...
Comment peut-on se constituer un magot dans un camp d'extermination ?
J'ai été affecté à plusieurs tâches dans le camp : jardinage, entretien des bâtiments, cirage des chaussures, mais aussi tri des bagages et des vêtements. Lorsque le soulèvement a été planifié,
j'ai commencé à subtiliser des bijoux et de l'argent afin que mes camarades et moi-même puissions subvenir à nos besoins.
De fait, la promesse de récupérer une partie de ce butin a convaincu un paysan polonais de cacher votre groupe, composé de quelques jeunes garçons, dans des granges aménagées...
Il s'appelait Bojarski et il était très intéressé... par l'argent. Il a d'ailleurs tenté de nous éliminer à plusieurs reprises, avec ou sans complices, pour s'emparer de notre butin.
Vous n'êtes pas tendre avec les Polonais...
Une fois évadés de Sobibor, les conditions de vie en Pologne occupée et l'antisémitisme d'une
bonne partie de la population ont rendu la survie aléatoire. Un évadé non juif pouvait se fondre dans la population, pas un juif. Cacher un juif était puni de mort. Un bon nombre de ceux qui ont
échappé à la traque ont péri ensuite sous l'uniforme de l'Armée rouge ou polonaise, dans les rangs des partisans. D'autres encore ont été assassinés par des organisations nationalistes et des
maraudeurs sévissant dans les forêts. Cela a continué après la libération du pays. Léon Feldhendler, pour ne citer que lui, un des deux leaders de la révolte de Sobibor, fut abattu d'un coup de feu le 2 avril 1945. Ils sont nombreux dans ce cas.
Pourquoi, selon vous, des individus résistent mieux que d'autres ?
Ce n'est sûrement pas grâce à Dieu ! Sinon, pourquoi ce même Dieu n'est-il pas intervenu lorsque ma mère, mon père et mon jeune frère de dix ans ont emprunté directement la Himmelfahrstrasse, la
"voie du Paradis", qui conduit aux chambres à gaz ? Dans mon cas, c'est tout simple : j'étais persuadé que je ne pouvais pas mourir ! [Selon Dena, son ex-épouse, présente pendant l'entretien,
Thomas doit sa survie à la chance et à son esprit d'initiative, qui, toujours, lui fut favorable.]
Vos livres renvoient à des notes : références à des ouvrages, comptes-rendus de procès, etc. Comment avez-vous travaillé ?
Les survivants m'ont aidé dans la reconstitution du fil des événements au cours de la révolte. Je devrais même dire : les témoins, puisque Karl Frenzel, un moment commandant en chef du camp, m'a
donné une interview. J'ai également sollicité l'aide d'historiens, tels Michael Tregenza, Marilyn Harran, Mary Song... Enfin, bien que n'étant pas un historien professionnel, j'ai consulté les
archives du Centre de recherche sur les crimes nazis à Ludwigschaffen, et celles du ministère américain de la Justice, à Washington. Et puis j'ai lu beaucoup de livres...
La mémoire joue des tours. Les historiens mettent en garde contre les témoignages, quelle que soit la bonne foi des auteurs. Comment pouvez-vous certifier à 100 % l'authenticité, la
justesse de vos souvenirs ?
Quand vous vivez jour et nuit dans une cage, vous vous rappelez chaque détail, chaque chose. Je suis curieux, observateur, et je n'avais de cesse, à l'époque, de comprendre.
Est-ce suffisant ? Vous rappelez que le chef de la révolte, Sacha Pechersky, a lui-même commis des erreurs dans son témoignage : sur l'attaque de l'armurerie, le nom de déportés et de
kapos...
C'est vrai, mais Sacha est arrivé le 23 septembre, il n'est pas resté longtemps à Sobibor, même
pas trois semaines.
Lorsque vous avez appris qu'il avait survécu, vous êtes allé le voir, à Rostov, en Russie. C'était en 1979...
Pour moi, Sacha - son nom complet est Alexandre Aronovitch Pechersky - était un héros. Mais je voulais savoir pourquoi il nous avait lâchés en forêt juste après l'évasion. Il m'a répondu. Il
estimait avoir fait son boulot, c'était son expression. Nous étions des juifs polonais sur notre territoire et lui était un soldat soviétique, il devait continuer le combat. Nous devions donc
nous séparer.
Comble de malchance, il a été la double victime de Hitler et de Staline ?
Il a été arrêté juste après-guerre, en effet : car s'il avait survécu à l'occupation nazie, c'est qu'il était forcément un traître. Il fut emprisonné avec son frère, qui mourut d'un coma
diabétique en prison. Sacha a été libéré quelques années plus tard et a repris son métier d'origine : animateur d'une troupe de théâtre amateur et professeur de musique. Avant de quitter Rostov,
je lui ai offert une machine à écrire et j'ai promis de tenter de lui procurer un visa. Il en obtint finalement un, après de nombreux refus, en 1987 pour assister à la première du film Escape
from Sobibor. Mais il était trop malade pour voyager. Il est mort trois ans plus tard.
En 1983, vous avez enregistré une interview de l'officier SS Karl Frenzel, qui fut commandant du camp de Sobibor après la mort de son supérieur au début de la révolte. L'entretien a duré trois heures et a été
publié dans le magazine Stern. L'une de vos premières questions est : "Vous souvenez-vous de moi ?" Il fait une réponse banale : "Pas précisément, vous n'étiez qu'un jeune garçon." Et là, une
étrange idée vous passe par la tête...
Oui, j'ai imaginé que nous vivions autre chose, que nous étions un oncle (il avait 73 ans) et un neveu (moi, 56 ans) qui se retrouvaient après une longue séparation. Nous avions même des
ressemblances : la même complexion, la même peau très blanche, les yeux bleus, un grand nez, des cheveux grisonnants. J'ai été gagné par l'émotion, mais je me suis très vite repris. Je lui ai dit
que j'avais mis de côté sentiments personnels et questions morales et que je venais comme un chercheur consacrant sa vie au souvenir de Sobibor. Je n'ignorais pas non plus que ma présence à côté d'un membre de l'encadrement du camp puisse
être interprétée comme une insulte à la mémoire des morts. Mais ma priorité était de témoigner.
Que vouliez-vous savoir de l'Oberscharführer SS Frenzel ?
Une question me taraudait : lui qui rouait de coups les travailleurs forcés, lui qui menait personnellement les malades au peloton d'exécution et d'autres aux chambres à gaz, avait-il la
conscience d'accomplir quelque chose de juste ? Il m'a répondu de cette voix égale et tranquille qu'il eut tout au long de l'entretien : "Non, mais il nous fallait faire notre devoir. Pour nous
aussi, c'était une époque très difficile." Je n'ai pas fait de commentaire sur le "nous aussi".
Vous lui avez également posé des questions factuelles, techniques...
Oui, et il répondait d'autant plus volontiers qu'il avait l'occasion de prouver son expertise. Lorsque je lui ai demandé quel était le nombre d'évadés qui, après avoir erré dans la forêt,
s'étaient involontairement retrouvés à la lisière du camp et avaient été repris, son visage s'est allumé et il m'a récité une série de chiffres.
Pourquoi n'êtes-vous pas parti de Pologne après guerre ?
Parce que, dans la Pologne communiste, il n'était pas possible de quitter le territoire. Je ne suis pas retourné à Izbica, mon village natal, une bourgade juive à près de 100 %, orthodoxe et
pauvre. Mon père était, lui, un mécréant plutôt aisé. Il avait le monopole de la vente du vin et de la vodka. Pendant le sabbat, il mangeait du porc et il fumait, mais il prenait soin de se
cacher ! A la fin de la guerre, le village que j'avais connu avait disparu. Les Polonais avaient tout pillé et ils n'appréciaient pas les revenants. J'ai donc vécu à Lublin, puis à Lodz, où je me
suis inscrit dans une école militaire. [Selon Dena, Toïvi Blatt est aussi resté en Pologne pour des raisons sentimentales. Il avait une liaison avec une Polonaise, dont il a une fille. Il se rend
encore régulièrement en Pologne pour voir celle-ci, ainsi que ses petits-enfants. Et, s'il n'en parle pas, ce n'est pas par pudeur, dit-elle, mais parce que seul compte à ses yeux le témoignage
sur Sobibor.]
En 1957, vous partez en Israël...
Oui, grâce aux mesures de libéralisation de Gomulka. C'est là que j'ai rencontré ma femme, qui était membre d'un kibboutz.
... mais vous n'y restez pas longtemps.
Non, je ne supporte pas la chaleur. [Dena, juive canadienne originaire d'un village d'Ukraine, souhaitait retourner en Amérique, si possible en Californie.]
En Amérique, quel métier avez-vous exercé ?
J'ai été gardien dans un hôpital, ouvrier, technicien... mais l'essentiel, pour moi, était le devoir de témoigner. J'ai écrit mes livres et créé un site. J'ai été le conseiller historique de
Richard Rashke, auteur du livre Les Evadés de Sobibor, et de Jack Gold, réalisateur du film
Escape from Sobibor [1987].
Au fond, vous êtes - mentalement - toujours prisonnier ?
Même lorsqu'on s'en est évadé, on ne quitte jamais Sobibor.