La clandestine

Publié le par Rodney42

JournalLe Point publié le 13/04/2006 à 13:09 par Jean-Paul Enthoven

Aury DominiqueC'était, vers la fin de sa vie, une petite femme sans éclat. Plutôt austère. Très veuve d'un lointain secret. Pas vraiment sympathique, ni généreuse, ni rieuse - mais précise, informée, et patriote d'une nation (la NRF) à laquelle, pendant plus de trente ans, elle avait voué la part la plus ardente de son singulier destin. Une femme d'à côté ? Une éminence assez grise ? Une experte en cachotteries ? Telle était, pour l'essentiel, cette Dominique Aury - la « fouettée Dominique », comme disait Céline... - à qui la rumeur prêtait pourtant un passé vénéneux...

Côte face, bien sûr, Mme Aury n'était qu'une fonctionnaire d'édition - chaque mardi, elle fournissait le comité de lecture de Gallimard en exquises visitandines - et la maîtresse historique de Jean Paulhan, le pontife d'alors ; côté face obscure, elle était surtout l'auteur(e) anonyme d'« Histoire d'O »*, ce roman sado-maso qui troubla si vivement les érotomanes qui s'ennuyaient au temps du mendésisme. Ce roman (préfacé par Paulhan), Mme Aury le signa d'un pseudonyme (Pauline Réage), bien que son nom officiel en fût déjà un (elle s'appelait, en vérité, Anne Desclos) - et ce détail en dit long sur son goût pour les masques, la clandestinité, le mystère.

Avec elle - et c'est ce qui fait l'intérêt de la biographie fascinée et passionnante que vient de lui consacrer Angie David -, on est en présence d'une femme qui voulut bâtir son autonomie à partir de ce que les autres ignoraient d'elle. Stratégie du double je déclinée sur le registre des moeurs, de l'idéologie, du libertinage. Et du double jeu, aussi, si l'on veut bien admettre que le travail d'un éditeur n'implique pas l'usage du fouet, ni la pratique d'orgies sophistiquées. Tout cela est donc très intéressant, voire décisif pour qui se soucie des pratiques de la liberté, même si Mme Aury n'était, malgré le fort volume qui la ressuscite aujourd'hui, qu'une figure mineure de la vie littéraire...

Cloisons

A ceux qui n'auraient plus en mémoire les épisodes du fameux « Histoire d'O », rappelons qu'il s'agissait d'un roman glacé, très Grand Siècle, où une femme, afin de garder son amant, le très chic lord Stephen, consent à toutes sortes de fantaisies plus ou moins humiliantes dans un château des environs de Paris. Echangisme et imparfaits du subjonctif, orgasmes mystiques, corps souillés, style châtié - rien ne manquait à ce bijou aussi hard que précieux. A l'évidence, l'écrivain qui se dissimulait derrière le loup de Pauline Réage voulait mettre en scène la proximité du danger et du plaisir, de l'amour et du secret. Or telle était bien la nature profonde de Dominique Aury, qui, dès ses débuts, n'imagina son émancipation de femme qu'à travers cette martingale à deux coups.

Jeune fille, elle préféra éviter le nom de sa famille pour écrire ses premiers articles ; épouse, elle imposa à son grand amour, le futur académicien Thierry Maulnier, un back street dont il finit par se lasser ; militante non conformiste des années 30, patrouillant dans les eaux vert-de-gris de la droite révolutionnaire et antiparlementaire, elle n'afficha officiellement que sa fidélité à la poésie de John Donne ou de Maurice Scève ; résistante à l'heure opportune, elle n'hésita pas, à peine plus tard, à devenir l'intime de la très antisémite Florence Gould ; conservatrice de coeur (comme Paulhan), elle paya régulièrement ses cotisations au Parti progressiste dont l'imperium ne se discutait pas dans l'après-guerre. Sans parler de ses passions saphiques - avec la communiste Edith Thomas ou Janine Aeply, la compagne du peintre Fautrier - que nul n'aurait pu prêter à la si prude dame aux visitandines.

Sur tous ces points, l'ouvrage d'Angie David apporte d'incontestables lumières. C'est du très bon travail, très sérieux (malgré l'absurde absence d'un index), toujours subtil dans ses hypothèses et brillant dans ses conclusions. Au fond, la biographe de Dominique Aury explique, preuves à l'appui, que, pour cette femme cloisonnée, le passage de la Résistance au roman érotique s'est accompli naturellement. Que ce fut même là, contre toute attente, qu'elle retrouva ce bonheur entrevu qui consistait à frôler l'interdit, à en jouir à l'insu des autres. On aura compris, dès lors, que le vrai sujet de cette enquête tumultueuse, c'est : comment une femme put inventer sa liberté dans une époque qui ne se préoccupait guère de la lui accorder.

Le lecteur plus exigeant trouvera également, dans ce pavé tout en labyrinthes et digressions, mille anecdotes ou détails inédits qui le combleront. Citons, entre autres : un portrait étonnant de Maurice Blanchot, ce double masculin de Dominique Aury, venu comme elle de la droite révolutionnaire et, comme elle, intégriste d'une clandestinité conçue comme un des beaux-arts. Ou cette spectrographie complète d'un Paulhan plus énigmatique que jamais - se prit-il pour le Valmont d'une Aury-Merteuil ? -, qui défendit les collabos car il redoutait que ceux-ci, une fois emprisonnés, n'eussent le temps d'écrire des chefs-d'oeuvre...

De cette fresque il ressort enfin que le destin de la « fouettée Dominique » peut encore inspirer, ou faire rêver, une jeune femme d'aujourd'hui (Angie David est née en 1978), et cela surprend. A moins de supposer que, sur notre monde de licence généralisée et de clandestinité improbable, ne se lève déjà un soleil nostalgique d'interdits, d'entraves, d'obscurités, de soumissions ? A suivre...


Publié dans Articles de Presse

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