La concierge, l'amant, le corps et les tableaux volés
Cela se présentait comme un mystère : un cadavre inconnu dans un appartement parisien dont les locataires sont en Suisse. Pas de trace d'effraction, mais des tableaux de maîtres volés. L'enquête a conduit la «Crim» jusqu'à l'amant de la concierge. Récit.
Lucrèce nue s'enfonçant un poignard entre les deux seins de Lucas Cranach et Madone à l'enfant Jésus d'Andréa Brescianino
C'est une scène de crime,dans l'élégant quartier de la rue Christophe-Colomb, à Paris. Dans l'appartement bourgeois des Arnet, alors en villégiature en Suisse, un cadavre réduit à du plasma et infesté d'asticots gît sur le lit. Sur les murs, une série de crochets orphelins. Sur les tapis, des cadres laissés vides et des bibelots d'argent. Saisie de l'enquête pour meurtre et vols de tableaux, ce lundi 11 septembre, la brigade criminelle a une délicate énigme à résoudre. Il n'y a pas de trace d'effraction, mais il n'existe que «trois clés infalsifiables». Or deux d'entre elles se trouvent entre les mains des locataires, qui n'ont pas bougé de Genève, et la troisième pend sur le panneau dans la loge de la concierge, fermée à double tour. «C'est le mystère de la chambre jaune», dit le commandant Patrick Baudot.
Le mort est vite identifié. Il s'agit du gardien remplaçant la titulaire au mois d'août, Mohamed Dyamane, Marocain de 61 ans, «un brave type» qui officiait aussi au 33, rue de Liège. Plus personne ne l'avait revu depuis le samedi 2 septembre.
Denise et Hermany Arnet, 94 et 88 ans, incapables de revenir à Paris dans leur appartement dévasté, restent à Genève. Leur ami depuis vingt ans, l'élégant commissaire-priseur Rémi Le Fur, qui a son étude à deux pas, 7, rond-point des Champs-Elysées, guide les policiers pour la perquisition et les aide à dresser l'inventaire des toiles volées.
Gantiers de stars hollywoodiennes
Denise Arnet, «fraîche et vaillante pour une dame de 94 ans», habite les lieux depuis 1935. Elle épouse un Helvète, Hermany Arnet, gantier de luxe comme elle. Elle monte sa boutique en 1938 rue de Rivoli, en face du jardin des Tuileries et lui un magasin, dix ans plus tard, à deux cents mètres de là, rue Saint-Honoré. Elle appelle la sienne «Denise Francelle» et lui la copie au masculin : «Denis Francet». Ils faisaient fabriquer spécialement leurs modèles en France, en chevreau, en agneau, en satin et en soie, de toutes les couleurs. «Des gants saxe au-dessus du poignet, des douze boutons jusqu'au coude, des gants seize boutons qui montaient vers l'épaule, style Gilda, que les dames en robe bustier portaient à l'opéra et dans les soirées», raconte Sandra, ex-vendeuse de madame Arnet, qui a racheté en 1995 sa boutique à l'ancienne avec ses dizaines de tiroirs, sous les arcades de la rue de Rivoli. «Dans ces 15 m2 plus 30 m2 en sous-sol, elle a eu jusqu'à dix vendeuses qui passaient leur temps à livrer les grands hôtels parisiens.» Les stars hollywoodiennes, Ava Gardner, Marlene Dietrich et Greta Garbo achetaient les longs gants de cuir blanc par trois dizaines de paires. Les dames du «monde politique, des ambassades et d'Amérique», la princesse Grace de Monaco, l'actrice Romy Schneider et Coco Chanel étaient également de fidèles clientes, selon Sandra : «Quand Karl Lagerfeld a repris la Maison Chanel, ma patronne croyait que c'était le coursier.»
Bas de soie, sacs à main, pochettes et colifichets, les Arnet ont fait fortune «à l'époque où les femmes ne sortaient jamais sans gants», avant leur «libération» à la fin des années 60, la mode du pantalon et des collants. Ils ont alors acheté des oeuvres d'art.
«Collectionneurs, pas spéculateurs, dit le commissaire-priseur, riches mais pas milliardaires.» Rémi Le Fur, costume rayé bleu assorti à ses yeux, les a connus en 1987 par sa comptable, qui était aussi la leur. Il a vendu aux enchères leur «maison de campagne à 150 km de Paris avec les petites cuillères et les tableaux» : «C'était mon premier coup de marteau.» Il ne sait pas exactement où Hermany Arnet a acquis la centaine de tableaux éparpillés entre sa maison en Suisse, son domicile à Paris et son chalet en Savoie surtout des maîtres flamands du XVIIe siècle. «Il en a trouvé beaucoup dans une maison de ventes à Zurich. Il a arrêté d'en acheter il y a trente ans quand les prix ont flambé.» Le commissaire-priseur a listé avec les policiers la trentaine de toiles disparues de la rue Christophe-Colomb, et les a évaluées à 5 millions d'euros. Deux peintures sur bois de Lucas Cranach, dont une Lucrèce nue s'enfonçant un poignard entre les deux seins, ont été emportées. Mais aussi deux grandes huiles marines de Joseph Vernet qui représentent des baigneurs sur des rochers, un célèbre Pouilleux de Murillo évalué à 1,5 million d'euros, une Danse villageoise de David Ténier, une Madonne à l'enfant Jésus d'Andréa Brescianino. Sans compter des tapisseries comme le Vendeur de potions, suite de l'histoire de Don Quichotte. Une vingtaine d'objets en argent ont également disparu, mais pas les jades, les bronzes et les ivoires. Un bien triste spectacle aux yeux du commissaire-priseur, qui était invité une fois par mois dans ce «véritable petit musée» : «Le plaisir de monsieur Arnet, c'étaient les dîners chics aux chandelles au milieu de ses tableaux.»
Les policiers remarquent sur le montant de deux cadres abandonnés deux mots : «Rue Lauriston». Ils pensent au 93, rue Lauriston, siège de la Gestapo française pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils se demandent si la mention n'a pas été apposée sur des biens confisqués à des Juifs : «Et si des Juifs spoliés à l'époque se vengeaient aujourd'hui ?» Mais ils s'aperçoivent qu'un «encadreur, restaurateur de tableaux» oeuvrait dans cette même rue du XVIe arrondissement, et «referment la porte» sur cette hypothèse fugace.
«Le corps là-haut et les clés en bas»
Ils inscrivent la liste des tableaux volés sur les sites spécialisés, écument le milieu des marchands d'art et cherchent d'éventuels receleurs aux puces. En parallèle, ils mènent une enquête de voisinage approfondie. Ils entendent la concierge en titre, Suzanna, revenue de ses congés au Portugal le soir du samedi 2 septembre, mais aussi son petit ami Yasser, chauffeur de taxi jordanien. Suzanna explique que la clé de l'appartement des Arnet reste toujours dans sa loge située en sous-sol, juste éclairée d'un soupirail. Elle leur monte le courrier, sauf l'été : comme ils sont à Genève du 15 juin au 15 septembre, elle le leur envoie.
Son remplaçant, celui qui a été retrouvé mort, se plie à la même règle. «Alors pourquoi y a-t-il son corps là-haut et les clés en bas ?» s'interroge le chef de groupe Patrick Baudot, titulaire d'une maîtrise d'histoire et d'un Deug de droit, pianiste de jazz et musicien du groupe de la PJ parisienne 36 quai des Orchestres. Ses officiers interrogent tous les habitants qui ont été conviés par les Arnet à une réception : ceux-là ont vu les tableaux qui ont pu susciter la convoitise. Lorsque madame de Colombie, directrice du théâtre Montparnasse et propriétaire de cet immeuble cossu du VIIIe, l'a vendu étage par étage, ses irréductibles locataires du premier (le couple Arnet, qui paie 3 100 euros par trimestre leur appartement de 90 m2 grâce à un bail de 1948) ont refusé de partir. Mais ils ont invité «toutes les nouvelles têtes au-dessus et au-dessous d'eux» à un «cocktail dînatoire», selon le commissaire-priseur.
Les gens de l'immeuble paraissent étrangers à ce vol, mais aiguillent les soupçons sur un étrange visiteur qui «rôdait dans les parages le samedi après-midi 2 septembre», jour de la disparition du concierge. Il s'agit de Yasser, le taxi jordanien, qui sort avec la jolie concierge et connaît bien l'appartement des Arnet. Le jour de la découverte du cadavre, il a dit aux policiers qu'il y portait parfois le courrier pour aider sa copine et qu'il avait déjà fait l'amour avec elle dans leur lit. «La victime avait lui-même dit à ses employeurs qu'il trouvait bizarre que ce type vienne traîner aussi souvent dans l'immeuble au mois d'août alors que sa petite amie se trouvait au Portugal», rapporte le chef d'enquête.
Mais le chauffeur de taxi s'est déjà enfui, avec une voiture de ses patrons. Une écoute placée sur son portable révèle que son beau-frère Mostapha utilise désormais ce téléphone pour converser avec deux étranges intermédiaires sur le marché de l'art, eux-mêmes en contact avec un antiquaire des puces de Saint-Ouen. Le 27 septembre, les policiers interpellent ces quatre suspects.
Mostapha avoue qu'il a passé le mois d'août avec Yasser à photographier les tableaux, à les enlever un à un et à les écouler. Il dit que Yasser se trouvait seul sur les lieux l'après-midi du 2 septembre et lui a dit plus tard : «Il y a eu problème avec le gardien, je l'ai réglé.» Frappé d'un mandat d'arrêt européen pour «meurtre et vol en bande organisée», le fugitif de 36 ans, né à Amman, a été rattrapé dans l'enclave espagnole de Melilla, au nord du Maroc, mais n'a pas encore été extradé. Il n'a donc pas pu s'expliquer. Les enquêteurs de la «Crim» et la juge Noria Faucherie supposent que «le Jordanien avait un double de la clé de la loge tenue par sa petite amie, il prenait celle des Arnet sur le tableau. Le remplaçant, intrigué par son manège, a dû monter, frapper à la porte et se faire étrangler».
«Moralement malhonnête»
Les deux intermédiaires ont expliqué que le Jordanien montrait les photos des tableaux et prétendait avoir «fait un gros héritage mais ne pas s'y connaître en peinture». Les enquêteurs ont retrouvé quatre toiles chez l'antiquaire du marché Dauphine aux puces de Saint-Ouen, et dix-neuf autres planquées dans la cave de sa soeur en Seine-et-Marne. Le brocanteur jure ses grands dieux qu'il ne connaissait pas l'origine frauduleuse de ces oeuvres. Il a toutefois oublié de les inscrire sur son registre. «Légalement, les acheteurs ont beau jeu de se prétendre au-dessus de tout soupçon, puisque les tableaux n'étaient pas déclarés volés, raille un policier. Mais quand vous achetez deux Cranach ou deux Vernet à un prix aussi bas, 300 000 euros pièce, vous êtes moralement malhonnête. En réalité, tous ces gens du marché de l'art voyaient en Yasser un tocard qui allait leur permettre de faire une grosse affaire.»
L'industriel suisse qui a acheté les deux toiles marines de Joseph Vernet 600 000 euros à l'antiquaire des puces les a renvoyées illico au 36, quai des Orfèvres, avec ses excuses : «Je suis confus.» Deux toiles de Lucas Cranach et de Frans Snyders ont été retrouvées en dépôt vente en cours d'expertise chez Sotheby's France, «une grande maison au-dessus de tout soupçon». Deux tableaux des maîtres flamands Verspronck et Gounsen ont été découverts en Belgique, un troisième chez un avocat, et une tapisserie chez une brocanteuse de Saint-Ouen. Les oeuvres ont été restituées il y a quelques jours. Le commissaire-priseur cherche à restaurer le «musée» de ses amis gantiers, qui n'ont plus envie de revenir sur les lieux du crime.