La crise de neutralité

Publié le par Le Point Yves Cornu et Jean Lalande

La Suisse et la guerre ; neutre ou pleutre ? » La question, qui servait également de titre au débat diffusé il y a quelques semaines par la Télévision suisse romande, était délibérément provocatrice. Les invités présents sur le plateau y ont répondu sans plus d'ambages. Dans un climat passionnel, né de la publication, début mai, aux Etats-Unis, du fameux « rapport Eizenstat » qui accuse la Confédération d'avoir recelé l'or des victimes du nazisme, le ton a été donné par un spectateur aussi courroucé que digne.

La Suisse l'or et les morts« Je comprends la douleur de la communauté juive et nous avons à son égard un devoir de solidarité », a expliqué en substance l'intervenant. L'instant d'après, il se lançait dans une violente diatribe contre la « dictature américaine », accusée de jeter indistinctement l'opprobre sur la Suisse et les Suisses, et contre le « cynisme » de Washington, qui distribue blâmes ou bons points en fonction des intérêts du moment. Une salve d'applaudissements salua son bref monologue.
Il en fut ainsi trois heures durant. Face à un parterre d'historiens, d'hommes politiques et de l'unique représentant du système bancaire à avoir accepté de venir souquer dans cette galère, quelques dizaines d'anonymes ont exprimé courtoisement (on est en Suisse, pas chez Dechavanne) leur trouble, leur colère ou leur honte. Dénominateur commun à toutes ces interventions : la population n'a pas à assumer aujourd'hui les erreurs commises il y a plus d'un demi-siècle par les dirigeants du moment, dont la marge de manoeuvre était, par ailleurs, singulièrement limitée.
Une visite au département de sociologie de l'université de Genève permet de mieux cerner les termes du débat. « Les contempteurs de la Suisse justifient tout au nom d'une société pure, plaide Uli Windish. Ils me font penser à un historien que je connais et qui s'est fait stériliser pour ne pas laisser de descendance dans un monde qu'il trouve invivable. Dans les années 40, l'alternative à la neutralité, c'était l'invasion du pays par les nazis. Ferions-nous un autre choix aujourd'hui ? »
Quelques portes plus loin, Jean Ziegler, qui vient de publier un nouveau brûlot, « La Suisse, l'or et les morts », campe sur des positions diamétralement opposées : « Il faut en finir avec la neutralité ; l'équidistance est indéfendable quand une guerre oppose la civilisation à la barbarie. » Joli sujet de dissertation en ces temps d'épreuve de philosophie au baccalauréat : la neutralité est-elle compatible avec la morale ? Durant la Seconde Guerre mondiale, la Confédération helvétique a privilégié la première piste en accueillant l'or des Alliés aussi bien que celui de l'Allemagne nazie ou de ses victimes, et en livrant des armes aux deux parties. Et, comme le suggère Windish, elle ne ferait sans doute pas autrement aujourd'hui.
 
Dans sa réponse à Eizenstat, le gouvernement qualifie d'« erreur inexcusable » la politique menée à l'égard des réfugiés juifs et reconnaît que la Suisse s'est livrée « à des affaires douteuses dont ne dépendait pas sa survie ». Mais il déplore que le rapport commandé par Bill Clinton à son sous-secrétaire au Commerce, Stuart Eizenstat, fasse, dans son préambule, référence à la morale. « On porte sur des événements vieux d'un demi-siècle un jugement façonné à partir de critères actuels, plaide Mathias-Charles Krafft, spécialiste de droit international public au département fédéral (ministère) des Affaires étrangères. Mais, à l'époque, les droits de l'homme ne tenaient pas dans les relations internationales la place qui leur est faite de nos jours. »

Sur ce point, tout au moins, les autorités fédérales peuvent compter sur l'assentiment d'une grande partie de la population. Vice-président de la commission de politique extérieure du Conseil national (Parlement), le socialiste Victor Ruffy n'est tendre ni pour l'attitude de son pays durant le conflit ni pour la pingrerie de ses banques dans les années qui ont suivi, mais il n'apprécie pas plus le jugement globalisateur du rapport Eizenstat : « Quand je partais avec ma classe pour faire la chasse aux doryphores dans les plantations de pommes de terre que les Suisses faisaient pousser jusque dans les jardins publics, je n'avais pas vraiment l'impression d'être un profiteur de guerre. »

Ses concitoyens acceptent d'autant plus mal de se voir accoler indistinctement l'étiquette de « banquiers du IIIe Reich » qu'ils étaient à l'époque profondément hostiles au nazisme et qu'il en reste, y compris dans la partie germanophone du pays, une crainte de l'Allemagne qui pousse parfois aux débordements les plus incongrus. Flavio Maspoli, leader de la très poujadiste Ligue tessinoise, s'est écrié récemment : « Ce sont les mêmes Allemands qu'il y a cinquante ans ; ils n'ont plus les chambres à gaz, mais ils ont le Deutsche Mark tout-puissant. »

Bref, la Confédération cultive une certaine amertume. Celle de l'immense majorité qui crie au mauvais procès. Celle également d'une minorité, souvent très jeune, qu'elle soit romande ou germanophone, qui rejette sans plus de discernement un pays accusé de prospérer sur le malheur du monde et une classe politique jugée incapable de faire son autocritique.

Il est vrai que, dans un premier temps, la gestion du dossier a été calamiteuse. Confronté aux premières révélations à la fin de l'année dernière, Jean-Pascal Delamuraz, qui était alors le président de la Confédération, a dénoncé le « chantage » des organisations juives. Interrogé peu de temps après sur le montant des fonds juifs en déshérence dans son établissement, un dirigeant de l'Union de banques suisses lâchait avec une moue de dédain : « Peanuts ! » Des broutilles. Pendant ce temps, l'ambassadeur de Suisse à Washington, Carlo Jagmetti, se voyait « en guerre » contre les organisations juives américaines.

Tous ont tenté a posteriori de réparer les dégâts, mais ces dérapages ne sont pas seulement révélateurs d'une incapacité d'apprécier la dimension humaine de l'affaire : ils ont réveillé un antisémitisme qui n'est sans doute ni plus développé ni moins présent qu'ailleurs en Europe. Selon un sondage publié le mois dernier par l'hebdomadaire L'Illustré, 53 % des Suisses estiment que « la communauté juive cherche tout simplement à obtenir de l'argent ».

« Dans l'inconscient collectif, nous sommes sans doute les plus suisses des Suisses, analyse malicieusement le président des communautés juives, Rolf Bloch. La notion de " réduit " est proche de celle du ghetto, et nous sommes les uns et les autres accusés de rapacité financière. »

Plus sérieusement, ce chocolatier placide qui vient d'être nommé à la tête du Fonds spécial pour les victimes de l'Holocauste tente de calmer le jeu afin que l'hostilité à l'égard des organisations juives étrangères, notamment le Congrès juif mondial, qui a contribué à la campagne actuelle, ne se retourne pas contre la communauté juive de Suisse.

Mais comment la résurgence d'une polémique qui date pratiquement de l'après-guerre a-t-elle pu traumatiser un pays à ce point ? « Le rapport Eizenstat n'apporte rien de fondamentalement nouveau ; presque tout ce qu'il contient était connu dès les années 70 », reconnaît Hans-Ulrich Jost. Cet « historien critique » et ancien pilote de Mirage sait de quoi il parle.

L'histoire exemplaire du douanier

Dans une « Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses », ouvrage collectif publié en 1983, une simple petite phrase lui avait attiré bien des ennuis. Traitant du rôle de son pays durant la Seconde Guerre mondiale, il faisait allusion au recel d'or, « objet de rapines », et jugeait que la Suisse avait échappé au conflit « grâce à la collaboration économique », écornant ainsi l'image sulpicienne d'un pays sauvé par sa défense et par le général Guisan, commandant en chef de l'armée suisse pendant la guerre.

C'est une constante dans l'histoire du pays : il ne fait pas bon s'aventurer en dehors du dogme officiel, et ceux qui enfreignent la règle sont impitoyablement marginalisés. Avant et pendant la guerre, Paul Grüninger, douanier à Saint-Gall, dans l'est du pays, a fait entrer clandestinement des centaines de juifs, leur sauvant ainsi la vie. Mais le fait d'avoir enfreint la loi l'a transformé en paria. Licencié, obligé de quitter le canton, il a fini dans la misère, pour ne connaître de réhabilitation que posthume.

L'histoire semble se répéter avec Christoph Meili. Ce gardien de nuit dans une grande banque de Zurich avait découvert des documents sur les fonds juifs en déshérence. Il les a subtilisés et confiés à la communauté juive de la ville, expliquant après coup qu'il aurait peut-être obéi aux ordres s'il n'avait vu le film « La liste de Schindler », qui l'a profondément marqué. Ses employeurs n'ont pas été sensibles à l'argument et l'ont viré. Des menaces de mort ont achevé de le convaincre de se réfugier avec sa famille aux Etats-Unis.

La maladresse initiale des autorités helvétiques, la crispation des établissements financiers ne sont pourtant pas les principales explications à l'hypersensibilité de l'opinion face au scandale de « l'or nazi », mais plutôt des facteurs déclenchants. Celle-ci doit plus encore à une fragilisation antérieure, celle d'un organisme affaibli qui ne résiste pas au virus qui passe.

Jouissant d'une opulence certaine et d'un système démocratique envié, les Suisses avaient fini par se convaincre que rien ne pourrait leur arriver. Or, depuis quelques années, tous les piliers de cet édifice présentent des fissures. A commencer par la situation économique.

Le taux de chômage (5,3 % de la population active) a de quoi faire sourire un Français et les experts se disent confiants sur le long terme. Mais la relative récession a d'autant plus marqué les esprits qu'elle a été subite et qu'ils se croyaient à l'abri. « Autrefois, il fallait quinze annonces pour dénicher une femme de ménage, se souvient le responsable d'un journal de petites annonces ; aujourd'hui, la proportion est inversée. »

Depuis 1990, le PIB n'a augmenté que de 0,5 % ; encore ce chiffre est-il trompeur, puisque l'équilibre n'est maintenu que grâce aux exportations. « Si nous ne mettons pas en oeuvre une thérapie de choc, nous serons marginalisés ou submergés », prédit David de Pury, un ancien dirigeant de la multinationale Asea Brown Boveri. Si la perte des certitudes est douloureuse, la population peut espérer que ce marasme ne soit que conjoncturel. Les chiffres les plus récents confirment d'ailleurs les espoirs de reprise. Il en va tout autrement de la crise des institutions.

La neutralité est à la Suisse ce que l'étoile était aux Rois mages, une référence permanente. « C'est une règle à laquelle nous n'avons pas dérogé depuis le XVIe siècle, explique le professeur de droit international public Dietrich Schindler. Elle nous était imposée dans la mesure où nous étions entourés par des grandes puissances et parce que la diversité interne propre à ce pays nous empêchait de conduire une politique étrangère commune. »

Ce n'est plus aujourd'hui qu'une coquille vide, un concept devenu obsolète et que le Conseil fédéral s'efforce de pousser vers les poubelles de l'Histoire. Discrètement, mais sûrement. « La neutralité a longtemps été un instrument au service de l'unité de la Suisse, notamment au cours de la Première Guerre mondiale, lorsqu'elle a été sérieusement menacée, explique Eric Hoesli, le rédacteur en chef de L'Hebdo. La chute du mur de Berlin, en 1989, lui a ôté toute utilité, mais il restait une certaine dimension morale. Avec l'affaire de l'or nazi, il n'en reste plus rien. »

Le poids de l'opinion

Les autorités fédérales en sont tellement convaincues qu'elles dissimulent mal leur impatience à solder ce qu'il en reste. Dans un opuscule publié il y a cinq ans et tirant les conséquences de la fin du communisme à l'Est, le département fédéral des Affaires étrangères notait déjà : « La neutralité ne doit demeurer un instrument de la politique étrangère qu'aussi longtemps qu'elle offre un moyen plus apte que d'autres à atteindre les buts qui ont été fixés sur le plan national. Si tel ne devait plus être le cas [...], le droit international public permettrait à la Suisse de redéfinir son statut de neutralité, voire d'y renoncer. »

Plus facile à dire qu'à faire. Grâce à une interprétation très large des dossiers « techniques », la diplomatie helvétique a partiellement réussi à sortir le pays de son isolement. En autorisant en 1991 le survol du territoire national aux avions alliés lors de la guerre contre l'Irak. En s'associant aux sanctions internationales décidées par le Conseil de sécurité des Nations unies contre la Libye ou les pays de l'ex-Yougoslavie, alors que la Suisse n'est pas membre de l'Onu. Et en rejoignant finalement le Partenariat pour la paix (PPP), programme de coopération militaire créé à l'initiative de l'Otan.

Il en va tout autrement des dossiers « politiques », qui sont obligatoirement soumis à référendum. Ceux-ci mettent en évidence le fossé croissant qui sépare les élites (gouvernement, milieux économiques) d'une opinion qui entend bien user du droit que lui confère le principe de démocratie directe. Les premières rêvent d'intégration dans le concert des nations et d'un système économique devenu global. Le pays profond, lui, n'entend toujours pas brader la spécificité suisse. En 1986, il s'était opposé à l'entrée de la Suisse à l'Onu, contre l'avis du Conseil fédéral. En 1992, il a de la même façon refusé d'intégrer l'Espace économique européen (EEE), aux ambitions pourtant nettement inférieures à celles de la CEE. En 1994, il s'est enfin déclaré hostile à la création d'un corps de Casques bleus.

« Je ne veux pas banaliser les erreurs de la Suisse pendant la guerre, mais cela reste tout de même peu de chose comparativement à l'Autriche, qui s'est offerte aux nazis. Or personne aujourd'hui ne s'intéresse à l'Autriche et, si nous étions, comme elle, membre de l'Union européenne, nous ne serions peut-être pas l'objet des attaques américaines », estime René Schwok, qui enseigne à l'Institut des hautes études internationales de Genève.

La Confédération n'est pourtant pas à la veille d'intégrer l'Union. Dans l'opinion comme au sommet de l'Etat fédéral, les mentalités ne sont pas prêtes, à en juger par les négociations bilatérales qui traînent depuis des années et par la gaffe du ministre des Transports, Moritz Leuenberger. Celui-ci a déclaré qu'il serait peut-être préférable d'attendre la présidence autrichienne, et donc de geler le dossier pendant encore un an. « C'est stupide, s'insurge un responsable politique ; choisir son interlocuteur, c'est montrer qu'on n'a rien compris au fonctionnement des institutions européennes. »

Surtout, l'intégration de la Confédération à l'Europe ne se fera pas sans l'assentiment des Suisses, quelles qu'en soient la date et les modalités. Cette certitude incite un certain nombre de dirigeants à remettre en question cette autre vache sacrée du système helvétique : la démocratie directe. « Elle a toujours les mêmes vertus au niveau cantonal, reconnaît un responsable, mais, sur le plan international, c'est devenu un boulet. »

Reste donc à attendre que le temps fasse son oeuvre. « Si on revotait aujourd'hui sur l'Espace économique européen, je pense que le " oui " l'emporterait », prédit Christian Kauter, secrétaire général du Parti radical-démocratique, l'une des composantes de la coalition gouvernementale. Ce qui ne servirait pas à grand-chose : l'EEE a perdu de son intérêt depuis que trois de ses membres, la Suède, l'Autriche et la Finlande, ont rejoint l'UE.

L'an prochain, le cent-cinquantième anniversaire de la Constitution de 1848 permettra peut-être un dépoussiérage superficiel, et notamment un relèvement du nombre des signatures nécessaires à l'organisation des référendums facultatifs, afin d'en limiter le nombre. Mais cela ne permettra pas d'en finir avec les lourdeurs du système. Ni ne mettra un terme à sa remise en question par ceux qui jugent que le moment est venu de presser le mouvement.

« C'est désormais la collégialité qui est en jeu, estime Esther Girsberger, rédactrice en chef adjointe du quotidien zurichois Tages Anzeiger. Actuellement, tout doit se faire par consensus, ce qui prend trop de temps. De même, le système de présidence tournante chaque année ne permet pas un bon suivi des dossiers. » Interrogés le mois dernier sur leur vision de l'avenir, quelque 270 décideurs du monde politique et des milieux d'affaires n'affirmaient pas seulement leur foi dans le redressement du pays qui s'annonce, mais que l'opinion ne perçoit pas encore. Ils estimaient aussi que, dans dix ans, une armée de métier aurait remplacé l'armée de milice, et qu'une véritable alternance s'instaurerait à la tête de l'Etat.

Dans un ouvrage ancien consacré à la Suisse, André Siegfried citait La Rochefoucauld : « C'est une grande folie de vouloir être sage tout seul. » Les dirigeants de la Confédération en sont désormais convaincus. Il leur reste à expliquer à l'opinion que le temps est venu d'être fou avec les autres. avec Jean Lalande (à GenEve).

 

Publié dans Articles de Presse

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