La Croatie face à ses fantômes oustachis

Publié le par Libération par Thomas Hofnung

L'extradition d'un commandant de camp nazi réveille le passé. L'ancien officier nazi croate Dinko Sakic devait être extradé hier soir vers la Croatie où il sera jugé pour des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. Dinko Sakic, 76 ans, qui réside en Argentine depuis 1947, avait été arrêté en avril à son domicile, quelques heures après l'enregistrement officiel par l'Argentine d'une demande d'extradition présentée par la Croatie.

La Croatie face à ses fantômes oustachis

Zagreb envoyé spécial, Le 30 avril, c'est par un silence assourdissant que Zagreb avait accueilli la nouvelle de l'arrestation en Argentine de Dinko Sakic. Un silence révélateur de la gêne qu'éprouve le régime du président croate Franjo Tudjman face à la réapparition inopinée de l'ancien commandant du camp de concentration de Jasenovac (Croatie), où furent massacrés par les oustachis (pronazis), de 1941 à 1945, plusieurs dizaines de milliers de Serbes, de Juifs, de Tsiganes et de Croates antifascistes.

Dinko Sakic, un retraité d'apparence paisible, ayant reconnu à la télévision argentine qu'il avait dirigé le camp de sinistre mémoire, les autorités de Zagreb n'ont pas eu le choix. Elles se sont rapidement résolues à demander son extradition, en partie pour prendre de vitesse le «frère ennemi» yougoslave qui venait d'entamer la même démarche auprès de Buenos Aires. La Croatie se prépare désormais à juger l'ancien responsable oustachi au cours d'un procès qui promet d'être douloureux. Car, depuis 1990, les autorités de Zagreb n'ont pas ménagé leurs efforts pour réhabiliter partiellement le régime d'Ante Pavelic, qui avait collaboré avec l'Allemagne nazie.

Théorie du complot

Dans les allées du pouvoir à Zagreb, on apparaît déjà sur la défensive. Vice Vukojevic, l'un des «faucons» du HDZ (le parti du président Tudjman), affirme que cette affaire a été «préméditée par ceux qui ont l'habitude de faire pression sur la Croatie». Ces derniers mois, les journaux progouvernementaux n'ont pas cessé de dénoncer l'attitude des «grandes puissances», qui bloquent toute aide financière au profit de Zagreb en raison de son manque de coopération dans le processus de stabilisation en Bosnie. Cette théorie du complot anticroate distillée par les autorités peut-elle ressusciter de vieux démons? C'est en tout cas la crainte de Jasminka Domas, l'une des responsables de la petite communauté juive de Zagreb: «Autour de moi, certains évoquent déjà un stratagème du lobby juif mondial pour expliquer le retour de Sakic

Les ambiguïtés du Président

Pour Franjo Tudjman, cette affaire tombe mal. Son pays vient tout juste de nouer des relations diplomatiques avec Israël après des années de laborieuses tractations. L'Etat hébreu a mis du temps à lui pardonner ses écrits révisionnistes de la fin des années 80, ou encore cette phrase prononcée à la même époque: «Dieu merci, ma femme n'est ni juive ni serbe!» Depuis, le chef de l'Etat a fait amende honorable, présentant l'été dernier les excuses officielles de son pays pour les «crimes commis contre les Juifs durant la période oustachie». Et il espère pouvoir se rendre très rapidement en Israël, un pays où l'on ne manquera pas de scruter avec attention le procès de Sakic.

Sur le front intérieur, Tudjman n'est pas non plus au bout de ses peines. Depuis son élection à la tête de l'Etat, en 1990, il a multiplié les propos et les gestes apaisants vis-à-vis des anciens oustachis. «Il lui sera très difficile de faire rentrer le diable fasciste dans sa boîte après l'en avoir tiré et exploité depuis tant d'années», analyse le philosophe Zarko Puhovski. L'une des toutes premières décisions de Tudjman fut de rebaptiser la place de Zagreb dédiée aux «victimes du fascisme» en «place des Grands-Hommes-Croates». De même, le «père» de la Croatie moderne a annexé les symboles oustachis tels que le drapeau à damier rouge et blanc. Plus grave: il a accueilli à bras ouverts à Zagreb ou rencontré à l'étranger d'anciens responsables fascistes, dont Sakic lors d'une visite en Argentine en 1995.

L'énigme Tudjman reste entière

Comment cet homme qui a combattu dans les rangs des partisans antifascistes durant la Seconde Guerre mondiale, avant de faire une brillante carrière dans l'armée de Tito, peut-il faire preuve de tant d'indulgence pour ses anciens ennemis? «Il n'est ni antisémite ni fasciste, assure Zarko Puhovski. C'est un opportuniste qui a eu besoin du soutien de la puissante diaspora croate, où les anciens oustachis étaient bien implantés, pour financer son ascension politique, puis pour armer et défendre son pays contre les séparatistes serbes.» Tudjman otage de ses bienfaiteurs? Pas seulement.

Emprisonné à deux reprises pour «activités nationales-séparatistes», au début des années 70 et 80, l'ancien protégé de Tito en est venu à réévaluer l'action d'Ante Pavelic qui poursuivait, lui aussi, le but de la création d'une Croatie indépendante. C'est en tout cas ce que Tudjman n'a cessé de répéter ces dernières années. Son entreprise de réhabilitation ­ de «réconciliation nationale», dit-il ­ a culminé voici deux ans, lorsqu'il a proposé d'inhumer dans l'enceinte même du camp de Jasenovac les restes de soldats oustachis aux côtés de leurs victimes. Dans son esprit, les crimes du régime communiste n'ont rien à envier à ceux des oustachis. Son projet, accueilli par une levée de boucliers en Croatie même et sévèrement critiqué aux Etats-Unis, fut vite abandonné.

En jetant une lumière crue sur les massacres perpétrés par le régime de Pavelic, le procès de Dinko Sakic risque de compromettre durablement ce projet de «réconciliation». Jusqu'à présent, la population croate, encore sous le choc de la dernière guerre contre les Serbes, ne s'est guère penchée sur son passé. «Aucune étude récente n'est parue en Croatie sur la période oustachie, reconnaît l'historien Jure Kristo. Les seuls livres dont nous disposons ont été écrits à Belgrade par des historiens serbes qui se sont livrés à une véritable falsification des faits.»

Polémique macabre

Aux yeux des Croates, l'instrumentalisation de l'histoire sous Tito a discrédité toute réflexion sur les atrocités commises sous Pavelic. Le cas de Jasenovac est à cet égard exemplaire. Belgrade affirme que 700 000 personnes y auraient été assassinées, tandis que Tudjman réduit ce nombre à 40 000. Les estimations de deux experts (l'un serbe, l'autre croate), considérées comme étant les plus fiables, évaluent le nombre des victimes à près de 90 000 morts. Quoi qu'il en soit, cette polémique macabre laisse la population indifférente. Conséquence de cette absence d'introspection, la réédition des mémoires du «guide» oustachi figurait récemment en bonne place dans les librairies de Zagreb" aux côtés de la Bible. Et, durant la dernière guerre contre les Serbes, certaines unités de l'armée croate arboraient fièrement des insignes oustachis. Sans que personne ne s'en émeuve vraiment.

Publié dans Articles de Presse

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