La dame en noir
Le Nouvel Observateur publié le 09/12/2010 à 16h17
Un journaliste italien ressuscite Damia, «la tragédienne de la chanson» qui annonça Piaf et Barbara.
«Il
m'cogne, il m' démolit, il m'crève/ Mais que voulez-vous, moi j'aime ça » : son premier grand succès, en 1913, ce fut « le Grand Frisé », que Barbara enregistrera un demi-siècle plus tard. Elle
crée aussi, avant la grande guerre, paroles et musique de Lucien Boyer, «les Goélands».
Celle-ci, «les Goélands», elle ne cessera plus de la chanter. Elle la chantera pendant quarante ans : «Les marins qui meurent en mer/ Et que l'on jette au gouffre amer», le public la lui
réclamera toujours. En 1976, à la télévision, évoquant cette chanson à laquelle son nom fut à jamais lié, elle dira : «J'ai goélé toute ma vie. » Elle la chantait sans micro, robe noire, rideau
noir, elle fut la première chanteuse en noir, elle était « la tragédienne de la chanson » : « Ne tuez pas le goéland/ Qui plane sur le flot hurlant/ Ou qui l'effleure/ Car c'est l'âme d'un
matelot/ Qui plane au-dessus d'un tombeau/ Et pleure... pleure ! » On savait faire de la rime, en ce temps-là.
Ce fut Pierre Larrieu, sur un poème de Jules Jouy, qui lui composa «la Veuve». La veuve, bien sûr, c'est la guillotine. Il faudrait tout citer. «La veuve, auprès d'une prison/ Dans un hangar
sombre demeure/ Elle ne sort de sa maison/ Que lorsqu'il faut qu'un bandit meure [...] Les témoins, le prêtre et la loi/ Voyez, tout est prêt pour la noce/ Chaque objet trouve son emploi/ Ce
fourgon noir, c'est le carrosse [...] Voici venir le prétendu/ Sous le porche de la Roquette/ Appelant le mâle attendu/ La veuve, à lui s'offre, coquette [...] Car ses amants, claquant du bec/
Tués dès la première épreuve/ Ne couchent qu'une fois avec/ La veuve.»
Elle était née à la Butte-aux-Cailles, alors butte à misère, Paris 13e. Elle devint une reine de Paris, eut des amantes célèbres, la danseuse Loïe Fuller, l'architecte Eileen Gray. On ne compta
plus ses amants. Opiomane, cocaïnomane, elle hébergeait des couples de garçons. Piaf, plus jeune de vingt-cinq ans et qui lui piqua beaucoup, l'éclipsa après 1945. Sa dernière tournée eut lieu en
1953, au Japon, triomphale comme il se doit. Citez son nom à des jeunes gens cultivés, curieux, ils ne le connaissent pas.
Marie-Louise, dite Marise, Damien, dite Damia. Marise Damia. « La grande Damia ». Née en 1889, morte
en 1978. C'est un journaliste italien, Francesco Rapazzini, qui la ressuscite dans une excellente biographie, la première qui lui est consacrée, où il fait revivre toute une époque du music-hall
mais aussi de Paris et d'une société où l'on apprenait les bonnes manières, et à les bousculer, avec ce qui restait encore d'aristos qui savaient s'amuser. Pendant cinq ans on vit la jeune
Damia, au Maxim's, avec le quadragénaire Emmanuel de Crussol, duc d'Uzès, pour qui elle fut bonne et qui eut toutes les
indulgences pour elle. Elle l'appelait mon duc U.
«Damia. Une diva française» par Francesco Rapazzini, Perrin, 410 p., 22 euros