La médecine nazie et ses "expériences"

Publié le par Le Monde - Guillaume Pélissier-Combescure

Le Mondepublié le 20/06/2005 à 10h21  par Guillaume Pélissier-Combescure

Procès des médecins nazis Karl BrandtAux représentants de la recherche médicale allemande, alors parmi les plus avancées au monde, le régime nazi, avec sa politique concentrationnaire, va offrir une perspective aussi inédite que terrifiante : pratiquer leurs expériences non plus sur des rats de laboratoire, mais sur des êtres humains. Les plus hautes instances du IIIe Reich vont assurer aux chercheurs les plus zélés un "approvisionnement" régulier et abondant en sujets d'expérimentation humains.

Dans le même temps, la médecine est mise au service de l'idéologie nazie. Elle est chargée de corroborer les postulats racistes du régime ; elle est mise à contribution pour atteindre les buts politiques et militaires du régime, en "épurant" le pays de ses handicapés mentaux, ou en testant sur détenus et déportés les traitements aux affections dont peuvent souffrir les soldats allemands envoyés au front.

L'intérêt de Himmler pour les expériences scientifiques (bien souvent pseudo-scientifiques) l'amène à créer, en 1933, la société Ahnenerbe (Héritage des ancêtres). Rattachée à la S.S en 1942, elle comptera une cinquantaine d'instituts scientifiques spécialisés. Vouée à étudier tout ce qui a trait à la prétendue "race aryenne", elle lancera, entre autres, la majorité des expériences menées dans les camps de concentration.

AUSCHWITZ, UNE APOGEE

L'idéologie nazie modifie l'ambition même de la science médicale. "La médecine sous le nazisme, c'est d'abord et toujours la sélection. Les êtres biologiquement inférieurs sont éliminés du 'corps ethnique' (Volkskörper), toujours avec la promesse d'un meilleur avenir biologique pour celui-ci", souligne  Ernst Klee (La médecine nazie et ses victimes, Solin, Actes Sud, 1999). Pour les médecins nazis, "l'individu ne compte absolument pas, on le stérilise, on l'euthanasie, on l'exécute médicalement sans la moindre pitié". Dès lors, "Auschwitz n'est pas un dérapage : c'est l'apogée de la médecine de sélection. Il est donc parfaitement logique de trouver à la rampe de ce camp des médecins qui envoient [les déportés] à la chambre à gaz".

Dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres, dès avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir, mais aussi en Suède et aux Etats-Unis, de nombreux scientifiques développent la théorie de l'eugénisme. Elle s'appuie, en le dévoyant, sur le concept de "lutte pour la vie" forgé par Darwin. La théorie a pour ambition, d'une part, de favoriser la reproduction des êtres considérés comme biologiquement supérieurs, en cherchant notamment à limiter l'avortement parmi les femmes allemandes "ethniquement pures", et, d'autre part, d'éviter la reproduction des individus jugés inférieurs.

L'arrivée des nazis au pouvoir laisse le champ libre à ces théories, qui trouvent un début de réalisation pratique, en accentuant fortement leur connotation raciale. Le psychiatre Ernst Rüdinse, eugéniste de réputation internationale, se voit ainsi confier par Hitler, lors de son arrivée au pouvoir, la responsabilité de la "Société de l'hygiène raciale". C'est lui qui promeut la loi sur "la prévention des désastres héréditaires", adoptée en 1933. Elle autorise des cours spéciales à ordonner la stérilisation forcée d'individus considérés comme "tarés" : schizophrènes, aveugles, autres handicapés physiques, malades mentaux. La stérilisation a également été imposée aux homosexuels, ainsi qu'à une partie des Noirs résidant en Allemagne.

"CALCULEZ COMBIEN COÛTENT ANNUELLEMENT CES 300 000 MALADES MENTAUX ET ÉPILEPTIQUES"

La propagande nazie répand l'idée qu'il faut se débarrasser du poids de ces "fardeaux" que constitueraient les individus "inaptes au travail". A ce titre, un problème mathématique posé alors aux écoliers allemands est particulièrement édifiant : "Un malade mental coûte quotidiennement environ 4 Reichsmarks, un infirme 5, 50 RM, un criminel 3,5 RM, un apprenti 2 RM. (…) 1) Faites un graphique avec ces chiffres. 2) D'après de prudentes estimations, il y aurait en Allemagne 300 000 malades mentaux, épileptiques, etc., qui reçoivent des soins permanents. (…) Calculez combien coûtent annuellement ces 300 000 malades mentaux et épileptiques. Combien de prêts non remboursables aux jeunes ménages à 1 000 RM pourrait-on faire si cet argent pouvait être économisé ?"

Les dirigeants nazis auraient planifié, dès juillet 1939, le programme d'"euthanasie", chargé d'accorder une "mort miséricordieuse" aux handicapés physiques et mentaux allemands. Baptisée T4, d'après l'adresse du bureau chargé de coordonner le programme (4, Tiergartenstrasse à Berlin), l'opération est lancée en octobre 1939. Six centres de gazage sont implantés en Allemagne et en Autriche, dans lesquels les patients sélectionnés par le bureau T4 sont exterminés, à l'insu des familles.

Face aux protestations, du clergé catholique notamment, les exécutions sont interrompues en août 1941. Mais elles reprennent secrètement en août 1942, cette fois par injections mortelles pratiquées dans des dizaines de cliniques en Allemagne et en Autriche. Le tribunal militaire international de Nuremberg a estimé à 250 000 le nombre total de victimes de ce programme.

Les chercheurs allemands travaillant pour le compte de la SS, de la Wehrmacht ou de la Luftwaffe veulent intensifier leurs recherches sur les problèmes médicaux résultant de la guerre (typhus, malnutrition, etc.), mais aussi sur les armes chimiques, la résistance des soldats au froid ou à la haute altitude. Ils vont bénéficier du soutien actif de Himmler et du régime nazi, qui leur "fournira" des cobayes humains parmi les prisonniers de guerre, souvent soviétiques, ou de droit commun, mais surtout parmi les déportés, généralement juifs.

Soucieuse de trouver le moyen d'augmenter les chances de survie de ses marins ou aviateurs en mer, la Wehrmacht charge, à partir d'août 1942, le professeur Holzlöhner, de l'université de Kiel, assisté du docteur Rascher, de conduire des expériences sur la mort par hypothermie. Des déportés du camp de Dachau sont placés dans un bac d'eau, dans lequel on ajoute sans cesse de nouveaux blocs de glace. Un tissu de sondes et de câbles permet aux médecins de mesurer la température des infortunés et la fréquence de leurs battements cardiaques. Divers prélèvements sont effectués au fur et à mesure que le sujet perd conscience, jusqu'à son agonie. Ernst Klee rapporte que des " invités assistent ensuite aux autopsies : des médecins et des professeurs provenant des instituts et des universités les plus divers, et ce non seulement de Munich, mais aussi de Berlin, Bonn, Heidelberg, Cologne et Erlangen".

La diversité des expériences est effrayante, sur des milliers de victimes, dont il reste impossible d'établir le nombre avec précision. Dans le seul camp de Buchenwald, sont menées des expériences sur le "traitement" au phénol, des essais sur un vaccin contre le typhus ou contre la gangrène gazeuse, des contrôles du vaccin de la fièvre jaune, des expériences sur des hormones, sur des bombes incendiaires au caoutchouc phosphoreux, etc. On testera aussi des traitements contre la dysenterie, l'hépatite épidémique et la tuberculose.

A Auschwitz, devenu un véritable "laboratoire de génétique", selon l'expression de Klee, sont menées des expériences humaines qui, comme les autres, ignorent toute forme de déontologie médicale, mais poursuivent en outre des buts totalement étrangers à la médecine. Il s'agit de permettre à moindres frais la stérilisation de masse de la communauté juive européenne, ainsi que des peuples slaves jugés "inférieurs", pour les vouer à l'extinction biologique, sans toutefois priver le Reich de cette main-d'œuvre précieuse.

Himmler met à la disposition du professeur Carl Clauberg le camp d'Auschwitz pour mener des expériences sur la stérilisation des hommes par rayons X, et celle des femmes par l'injection d'un liquide inflammatoire.

L'expertise médicale de l'un des rares survivants de ces expériences, effectuée en 1955 et citée par Ernst Klee, dévoile l'ampleur des séquelles laissées aux victimes : "Il s'agit d'un homme de 32 ans à présent, qui souffre des conséquences d'une castration, d'une impuissance totale malgré des injections permanentes d'hormones, et des conséquences d'une sévère brûlure aux rayons X, avec réduction des voies urinaires." L'ancien déporté précise : "Malgré le traitement du professeur Abulker, [qui prend en charge le patient après la guerre], on n'a pu guérir la réduction des voies urinaires, et j'urine par une fistule du périnée. Mais puisque cette fistule fonctionne mal, le professeur Abulker propose une nouvelle opération : il voudrait transférer dans l'anus l'issue des voies urinaires."

L'ANGE DE LA MORT

Les recherches du docteur Mengele ont particulièrement frappé les esprits après guerre, tant leur cruauté a rivalisé avec leur absurdité.

Celui que les déporté surnommèrent "l'ange de la mort" est le disciple d'un pan du monde scientifique allemand, qui entend étayer par des démonstrations pseudo-biologiques les fondements idéologiques du nazisme, en particulier la hiérarchie des races et le caractère héréditaire de la quasi-totalité des handicaps ou des dispositions d'un individu. L'un des chefs de file de ces scientifiques, le professeur Otmar von Verschuer, dont Mengele sera l'assistant, déclare à Francfort, lors d'un congrès sur les maladies professionnelles : "Dans de très rares cas seulement, on peut envisager que la cause soit purement extérieure." Le scientifique est persuadé que "dans les autres cas, l'accident et la lésion professionnelle ne sont que les déclencheurs d'une pathologie héréditaire". Il se réjouit de ce qu'"en Allemagne, les résultats de la recherche génétique ont été intégrés dans les mesures de santé publique".

En 1942, Verschuer prend la direction de l'Institut d'anthropologie de Berlin. Il fait détacher à Auschwitz l'un de ses assistants, le docteur Mengele, pour que celui-ci fournisse à l'Institut des squelettes de nains, des têtes d'enfant coupées, des fœtus avortés ou des yeux, par caisses entières.

A l'arrivée des convois de déportés à la rampe de Birkenau, Mengele sélectionne, soit pour la collection de son institut, soit pour ses expérimentations personnelles, les nains et les jumeaux. Les déportés soumis aux expériences bénéficient d'un traitement de faveur relatif : ils sont mieux nourris et moins sévèrement traités que les autres. Les enfants sélectionnés par Mengele doivent au seul fait d'avoir un jumeau d'échapper à la chambre à gaz, à laquelle étaient envoyés d'office tous les moins de 15 ans.

Les buts des expériences de Mengele restent mal connus. Il aurait recherché le moyen de modifier la coloration de l'iris ; il a tenté au moins une fois la "fabrication" de "siamois artificiels", fatale aux jumeaux concernés. Il soumet ses cobayes à d'innombrables prises de sang et à des injections dans presque tous les organes. Il leur inflige l'instillation de gouttes oculaires qui laissent souvent les victimes aveugles plusieurs jours, comme ce fut le cas d'Otto Klein, dont nous diffusons le témoignage vidéo, et de son frère.

Après leur mort  – c'est-à-dire, le plus souvent, leur exécution –, les corps des déportés sont disséqués et les squelettes sont envoyés pour analyse à Berlin.

En janvier 1945, alors que les troupes soviétiques progressent vers Berlin, le camp d'Auschwitz est évacué. Mengele se réfugie au camp de Gross Rosen, en Allemagne, puis prend la fuite, déguisé en soldat d'infanterie. Il parvient à s'enfuir en Argentine, puis au Paraguay et au Brésil, où il meurt noyé en 1979. Ses ossements, exhumés en 1985, ont été identifiés en 1992.

Malgré l'inculpation et la condamnation, au procès de Nuremberg, de certains des principaux responsables du programme T4 et des expériences menées sur les prisonniers et déportés, nombre de serviteurs zélés de la médecine nazie ont pu, après guerre, poursuivre leur carrière professionnelle sans être inquiétés, en Allemagne, mais aussi aux Etats-Unis et en URSS.

Otmar von Verschuer, maître de Mengele, devint ainsi, en 1952, et après avoir été brièvement incarcéré par les Alliés, président de la Société allemande d'anthropologie, puis, en 1954, doyen de la faculté de médecine de la prestigieuse université de Münster.

Sur la quinzaine de médecins connus pour avoir travaillé dans les hôpitaux où étaient éliminés les malades mentaux et les handicapés, conformément au programme d'euthanasie portant le nom de code "Aktion T 4", un seul fut condamné après 1945. Quatre moururent pendant la guerre, deux se suicidèrent, les huit autres vécurent sous de fausses identités et continuèrent à pratiquer la médecine pendant de nombreuses années durant, protégés par leurs collègues. Ils échappèrent à la justice soit en fuyant à l'étranger, soit en obtenant de leurs confrères des certificats de complaisance pour ne pas avoir à comparaître devant un tribunal.


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