Le crédit suisse a-t-il financé des espions nazis ?

Publié le par Libération par Hazan Pierre

Oui, selon un document américain que «Libération» s'est procuré.

Le crédit suisse a-t-il financé des espions nazis ?

En octobre 1946, les services secrets américains ont obtenu des informations selon lesquelles le Crédit Suisse (CS) aurait effectué des versements pendant la guerre en faveur d'un centre d'espionnage nazi déguisé en maison d'édition. «Les éditions Verlag seraient un centre d'espionnage. Ils auraient reçu de larges sommes d'argent du Crédit Suisse à Bâle par l'intermédiaire du général Rhode», affirme un document émanant des services de renseignement américains, dont Libération a obtenu une copie. Dans la foulée, les agents américains accusent le CS d'avoir effectué en sous-main des paiements liés à l'exportation de matériel militaire en faveur du Troisième Reich, précisant que «les versements auraient été effectués pour des armements suisses destinés à l'Allemagne sous forme de salaires versés à des directeurs allemands de la société suisse, Buss AG». Selon le texte, ces transactions se seraient faites en toute illégalité, en marge des accords financiers qui liaient la Suisse à l'Allemagne nazie. Les agents de renseignement américains affirment en outre que le CS aurait conservé ouverts trois comptes secrets, respectivement le 4730, le 4830 et le 6900, pour un montant de 22 millions de francs suisses (ce qui représente, réactualisé, l'équivalent de 900 millions de francs français ) dont le titulaire serait un citoyen allemand du nom de Sulzbach (voir fac similé ci-contre). Après-guerre, les Suisses avaient obligation de geler les avoirs allemands, à l'exception de ceux qui appartenaient à des personnes domiciliées en Suisse. Etait-ce le cas de Sulzbach?

Libération a soumis ce document au Crédit Suisse, à des spécialistes de la Deuxième Guerre mondiale et à des historiens mandatés par le gouvernement helvétique pour vérifier le contenu des informations. «Ce document justifie des recherches approfondies», note Jean-Jacques Joris, chef de la division politique de l'état-major de crise chargé des fonds juifs, qui rappelle l'étroitesse des liens qui unissait le CS et l'Allemagne, et le fait que von Papen, ancien chancelier allemand reconverti dans la diplomatie du Troisième Reich était titulaire d'un compte retrouvé après-guerre. L'historien Daniel Bourgeois se dit, lui, «frappé par la capacité des Allemands et des banques suisses d'avoir effectué des transactions portant sur plusieurs millions de l'époque, en échappant au contrôle des autorités helvétiques». Sous réserve de la confirmation de l'authenticité des informations contenues dans ce document, Daniel Bourgeois estime que «ce serait l'une des premières fois où l'on aurait accès au domaine d'une économie parallèle entre la Suisse et le Troisième Reich, dont on sait encore très peu de choses». Beat Balzli, autre historien, rappelle que le Crédit Suisse avait effectué de nombreuses transactions illégales avec l'Allemagne nazie: «Buhrle, la grande société suisse d'armement, versait sur des comptes chiffrés au Liechtenstein, les honoraires de ses intermédiaires en Allemagne nazie. Le court-circuitage des canaux officiels par les banques suisses était une pratique courante.»

Daniel Hartmann, l'un des responsables du Crédit Suisse s'est dit hier «choqué et consterné» par ce document qui, «s'il s'avèrait exact, obligerait à relire d'une autre manière l'histoire de la banque». Le CS n'a pas voulu commenter la teneur du document, car «ses historiens n'étaient pas disponibles». L'Association suisse des banquiers a aussi refusé d'analyser la lettre adressée au Trésor américain. Les banques suisses sont sur la défensive. Non seulement, la commission d'historiens mandatés par le gouvernement suisse est en train de passer au crible l'activité de la SBS, de l'UBS et du CS avec l'Allemagne nazie. Mais le secret bancaire helvétique n'est plus seulement la cible de l'extrême gauche, mais de certains milieux d'affaire américains. Ainsi, le principal quotidien d'affaire américain, le Wall Street Journal écrivait il y a quelques mois que «tout au long de la controverse autour de la recherche de fonds des victimes de l'Holocauste, les banquiers suisses ont assuré que cette recherche ne signifiait pas la fin du secret bancaire en Suisse. C'est une bonne nouvelle pour les trafiquants de drogue et les blanchisseurs d'argent qui comptent sur le secret bancaire pour déguiser leurs biens mal acquis, et c'est une mauvaise nouvelle pour les enquêteurs qui tentent de faire respecter les lois et qui demeurent pieds et poings liés devant des organisations criminelles toujours plus puissantes». L'auteur de l'article raillait l'affirmation des banquiers suisses qui justifiaient le secret bancaire au nom de la protection des victimes de l'oppression politique: «Le problème avec cette thèse, c'est que Saddam Hussein est l'Irakien le plus connu pour planquer son argent en Suisse.» La semaine dernière, c'était au tour d'Edgar Bronfman, le président du Congrès juif mondial, de déclarer que la publication en octobre prochain d'une nouvelle liste comprenant les noms de 20000 titulaires de comptes sonnerait le glas du secret bancaire helvétique. De quoi provoquer la crispation des milieux financiers. D'autant que le scandale des fonds juifs qui se greffe sur les affaires des ex-dictateurs Marcos, Duvalier, Traore et peut-être demain Mobutu donne de nouvelles munitions à une partie de la gauche helvétique, qui estime que la Suisse «n'a pas vocation à être le receleur de l'argent du Troisième Reich et des dictateurs du tiers monde».

En attendant, l'image de la probité des banques suisses continue de se dégrader. La confusion entre victimes juives et bourreaux nazis dans la publication des 1 872 titulaires de comptes dormants publiée par l'Association suisse des banquiers mercredi dernier, n'a rien arrangé. Ni le fait que Christoph Meili, le gardien employé par une société de surveillance soit devenu un héros aux Etats-Unis, après avoir été licencié par son employeur zurichois, poursuivi en justice par l'Union de banque suisse pour violation du secret bancaire, et menacé de mort avec sa famille, lui dont le seul crime est d'avoir sauvé des archives datant de la Deuxième Guerre mondiale de la destruction.

Publié dans Articles de Presse

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article