Lendemains de victoire

Publié le par L'Express

Avec la prise de Gaza et l'occupation du Sinaï, Israël a atteint ses objectifs. Mais les intérêts coalisés dans l'intervention franco-britannique en Egypte risquent de se retourner contre le «valeureux petit pays traqué».

Lendemains de victoire

Lundi soir, le speaker de la radio israélienne interrompit un programme musical pour annoncer d'une voix pathétique: "Peuple d'Israël, voici le dernier exploit de l'un de tes fils: un pilote de Spitfire (560 km/h, 4 mitrailleuses) vient d'abattre un Mig égyptien (1 200 km/h, 4 canons)."

Une immense clameur d'enthousiasme jaillit alors de la foule rassemblée dans l'artère principale de Tel-Aviv et l'on entendit les femmes crier: "Vive le Vieux!"

Le "Vieux", c'est Ben Gourion, Premier ministre du gouvernement israélien. Un diable d'homme, petit, trapu, rude et malicieux, qui a les traits de Churchill dès qu'il parle. A 71 ans, il lui est donné de s'identifier avec l'Etat d'Israël dont il résume toutes les luttes, tous les rêves, tous les drames. Aujourd'hui, le Vieux a donné aux Israéliens de quoi les consoler de plusieurs années de craintes, d'inquiétudes et d'angoisses.

Les communiqués de victoire se sont succédé, plus éblouissants les uns que les autres: entrée triomphale à Gaza, destruction des volontaires de la mort palestiniens, 18 000 Egyptiens faits prisonniers, la péninsule du Sinaï tout entière investie. En Israël, ce fut du délire. Et comme tout là-bas prend une dimension mystique, les modernes "légions de David" se sont senties, comme il y a deux mille ans, l'armée du Peuple élu.

Ben Gourion a laissé son peuple acclamer les soldats israéliens, danser dans les rues et chanter des cantiques. Lui il s'est retiré dans sa modeste petite villa de Jérusalem pour réfléchir une soirée durant avec ses collaborateurs intimes. Il est sans illusions. Les drames vont recommencer pour Israël. Et c'est sans illusions non plus qu'il a vu des soldats britanniques fraterniser avec des soldats israéliens: le drame pourrait bien venir de l'Angleterre. Déjà ce sont les Britanniques qui demandent l'évacuation du Sinaï; ce sont eux aussi qui favorisent le jeu irakien. Pour la Grande-Bretagne, estime Ben Gourion, un Nasser antisioniste mais proanglais eût été un homme admirable.

Sans doute Israël a-t-il atteint tous ses objectifs: avec la prise de Gaza, il a mis entre les territoires israéliens et l'Egypte un désert de 400 kilomètres. Avec l'occupation du Sinaï, il a pu nettoyer toutes les poches de résistance qui comprenaient des fedayins, (anciens réfugiés palestiniens que les Egyptiens armaient et maintenaient autour d'Israël pour entretenir l'insécurité par des actes de banditisme); le matériel de guerre récupéré sur les Egyptiens accroît considérablement le potentiel israélien. Enfin, psychologiquement, le prestige militaire israélien est devenu immense et peut susciter le respect et la crainte de ses voisins.

Tout cela à une réserve près: c'est que ces voisins agissent seuls. Mais cela est hors de question. Le Moyen-Orient est devenu, d'un seul coup, le champ clos de toutes les guerres froides. Les Russes y sont plus que jamais présents et jamais leurs rapports avec Israël n'ont été si mauvais: le message du maréchal Boulganine, sévère pour Guy Mollet et Anthony Eden, a été injurieux à l'égard de Ben Gourion.

Les avions soviétiques sont déjà venus remplacer en Egypte les avions égyptiens détruits, et les Russes prennent pied en Syrie: le président Eisenhower en a informé Ben Gourion jeudi dernier.

En fait, les intérêts de certaines puissances occidentales ne se sont trouvés converger avec les intérêts d'Israël que par accident et dans une conjoncture toute provisoire. Ben Gourion le sait, et il va jusqu'à envisager que tout le monde puisse s'entendre un jour sur le dos d'Israël. Reste la France, évidemment. Mais la France, comme la Grande-Bretagne, ne s'était pas opposée à l'interdiction égyptienne qui fermait aux bateaux israéliens le canal de Suez, tant qu'elle pouvait profiter de ce canal et tant que le colonel Nasser ne la gênait pas en Afrique du Nord. En fait, Israël est seul, et ne compte que sur lui.

La force n'est pas une solution. David Ben Gourion en est persuadé, lui qui a multiplié les offres de paix à l'Egypte et aux autres Etats arabes. Il fut un temps, après le renversement de Farouk et à l'époque de la révolution sociale, où Ben Gourion espérait beaucoup de Nasser. Cet homme nouveau, se disait-il, comprend les vrais malheurs et les vrais problèmes de son peuple. Il va essayer de se servir des techniciens d'Israël, de son potentiel économique. Il ne se lancera pas dans une nouvelle aventure. Et puis, il a fallu déchanter. Non pas que Nasser fût devenu antisioniste: il a confié à plusieurs personnalités qu'il désirait au fond de lui-même la paix avec Israël, mais il lui était impossible d'asseoir sa position intérieure sans s'imposer extérieurement, et pour s'imposer il lui fallait prendre la tête de l'antisionisme.

Désormais, avec les Russes au Moyen-Orient, c'est l'épreuve de force. Les Etats-Unis demandent à Israël une évacuation des troupes que Ben Gourion refuse "tant que ne sera pas imposée la paix avec l'Egypte". Boulganine va plus loin: il met en question l'existence d'Israël en tant qu'Etat!

Le problème va devenir, pour la France, les Etats-Unis et l'Angleterre, de ne pas se servir d'Israël comme gage lors de la prochaine conférence des cinq Grands. La seule chose qui pouvait paraître indiscutablement morale dans l'intervention franco-britannique en Egypte, le seul alibi valable, c'était la protection d'un "valeureux petit pays traqué" dont l'éloge a valu à Guy Mollet à l'Assemblée un brillant succès. On voudrait que tout cela ne soit pas oublié lorsque les Grands discuteront de leurs intérêts.

Publié dans Articles de Presse

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