Mais où sont les complices des Khmers rouges ?
publié le 26/02/2009 par John Pilger
Au moment où le premier procès d’un ancien responsable khmer rouge s’ouvre, un spécialiste de la question s’interroge sur l’absence de certains dirigeants occidentaux, qui ont pourtant
soutenu le régime de Pol Pot.
Dans l’hôtel où je logeais, à Phnom Penh, les femmes et les enfants étaient assis d’un côté de la salle et les hommes de l’autre, respectant l’étiquette. Ce soir-là, la fête
battait son plein et l’ambiance était bon enfant. Mais, soudain, les gens se sont dirigés vers les fenêtres, en pleurs. Le DJ venait de lancer une chanson de Sin Sisamouth, un chanteur adulé qui
avait été forcé, sous le régime de Pol Pot, de creuser sa propre tombe et de chanter l’hymne khmer rouge avant d’être battu à mort [la rumeur dit que ses tortionnaires lui auraient arraché la
langue].
J’ai été témoin de nombreuses “piqûres de rappel” de la sorte. Un jour, dans le village de Neak Leung [sur le Mékong, au sud-est de la capitale], j’ai traversé un champ de cratères de bombes au
côté d’un homme éperdu de douleur. Toute sa famille, treize personnes au total, avait été pulvérisée par les bombes d’un B-52 américain. C’était en 1973, deux ans avant l’accession de Pol Pot au
pouvoir. Selon les estimations, plus de 600 000 Cambodgiens ont péri de cette façon.
Le problème, avec le procès – soutenu par l’ONU – contre les anciens chefs khmers rouges qui s’est ouvert à Phnom Penh, c’est que seuls les assassins de Sin Sisamouth y seront jugés, et pas ceux
de la famille de l’homme de Neak Leung, ni leurs complices. L’holocauste cambodgien comporte trois phases. Le génocide commis par Pol Pot est l’une d’elles, mais c’est la seule à avoir une place
dans la mémoire officielle. Pol Pot n’aurait sans doute jamais réussi à prendre le pouvoir si le président Richard
Nixon et son conseiller à la sécurité nationale, Henry Kissinger, n’avaient déclenché une offensive au
Cambodge, pays alors neutre.
En 1973, les B-52 ont largué davantage de bombes sur le centre du Cambodge [où passait une partie de la piste Hô Chi Minh, utilisée par le Vietcong pour ravitailler ses troupes au Sud-Vietnam]
que sur le Japon pendant toute la Seconde Guerre mondiale. Certains dossiers prouvent que la CIA
mesurait parfaitement les conséquences politiques de ces bombardements. “Les dégâts causés par les raids des B-52 sont au centre de la propagande [des Khmers rouges]”, signalait le chef des
opérations le 2 mai 1973. “Cette stratégie a permis de recruter un grand nombre de jeunes gens [et] a été efficace auprès des réfugiés [obligés de fuir les campagnes].” Ce que Nixon et Kissinger avaient commencé,
Pol Pot l’a terminé. Kissinger ne prendra pas place sur le banc des accusés à Phnom Penh, car il est occupé à
conseiller le président Obama en stratégie géopolitique.
Les SAS britanniques ont entraîné les Khmers Rouges
Margaret Thatcher ne sera pas là non plus, ni ses ministres et hauts fonctionnaires, aujourd’hui à la retraite, qui, en soutenant secrètement les Khmers rouges après avoir été chassés par les
Vietnamiens, ont pris directement part à la troisième phase de l’holocauste cambodgien. En 1979, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont imposé un embargo dévastateur à un Cambodge moribond
parce que son libérateur, le Vietnam, n’était pas dans le bon camp pendant la guerre froide. Peu de campagnes orchestrées par le ministère des Affaires étrangères britannique ont atteint ce degré
de cynisme ou de violence. Les Britanniques exigèrent que feu le régime du Kampuchéa démocratique conserve le “droit” de représenter ses victimes aux Nations unies. Pour déguiser ce crime, le
Royaume-Uni, les Etats-Unis et la Chine, principal allié de Pol Pot, inventèrent une coalition “non communiste” en exil, qui, en réalité, était dominée par les Khmers rouges.
En Thaïlande, la CIA et la Defence Intelligence Agency entretenaient des liens étroits avec le
mouvement khmer rouge. En 1983, le gouvernement Thatcher envoya les SAS, ses forces spéciales, former la “coalition” aux technologies des mines terrestres. “Je confirme”, écrivit néanmoins
Margaret Thatcher au leader de l’opposition, Neil Kinnock, “que le gouvernement britannique n’est impliqué en aucune façon dans l’entraînement, l’équipement ou une coopération quelconque avec les
forces khmères rouges ou leurs alliés.” Un mensonge éhonté. En 1991, le gouvernement Major a été forcé de reconnaître devant le Parlement que les SAS avaient secrètement entraîné la
“coalition”.
A moins que la justice internationale ne soit une comédie, ceux qui se sont rangés du côté des criminels devraient être appelés à comparaître devant le tribunal de Phnom Penh. Leurs noms
devraient pour le moins être inscrits sur une liste de la honte et du déshonneur.
* Correspondant de guerre, réalisateur et écrivain. Il a notamment réalisé Year Zero: The Silent Death of Cambodia [Année zéro : la mort silencieuse du Cambodge, 1979] et Cambodia: The
Betrayal [Cambodge : la trahison, 1990].