Cioran Emil

Publié le par Roger Cousin

Cioran EmileEmil Cioran, né le 8 avril 1911 à Răşinari en Roumanie, mort le 20 juin 1995 à Paris, est un philosophe et écrivain roumain, d'expression roumaine initialement, puis française à partir de 1949 (Précis de décomposition). Bien qu'ayant vécu la majeure partie de sa vie en France, il n'a jamais demandé la nationalité française. Il a parfois signé sous le nom de « E. M. Cioran ». Cioran naît d'un père prêtre orthodoxe et d'une mère athée.

Après quelques années de vie heureuse à Răşinari, petit village de Transylvanie, alors partie intégrante du royaume de Hongrie, Cioran est traumatisé par un déménagement vers Sibiu, ville proche du village. Son compatriote Lucian Blaga, philosophe de la culture, a aussi décrit le rôle matriciel que pouvait avoir un village roumain. Ce choc, ainsi que les relations difficiles avec sa mère et les nombreuses insomnies dont il souffre durant sa jeunesse, façonnent rapidement sa vision pessimiste du monde et le font penser au suicide.

Il fait des études de philosophie à l’Université de Bucarest dès l’âge de 17 ans. Ses premiers travaux portent sur Kant, Schopenhauer et, particulièrement, Nietzsche. Il obtient sa licence en 1932, après avoir terminé une thèse sur Bergson, dont Cioran rejettera plus tard la philosophie, jugeant qu'il n'a pas compris la tragédie de la vie. En 1933, il va à l'Université de Berlin. À 22 ans, il publie Sur les cimes du désespoir, son premier ouvrage, avec lequel il inscrit, malgré son jeune âge, son nom au panthéon des grands écrivains roumains. Après deux années de formation à Berlin, il rentre en Roumanie, où il devient professeur de philosophie au lycée Andrei Şaguna de Braşov pendant l'année scolaire 1936-1937.

Dans son pays d'origine, il côtoie brièvement, en compagnie de Mircea Eliade, des membres du mouvement fasciste et antisémite de la Garde de fer. En 1936, il publie La Transfiguration de la Roumanie (Schimbarea la faţă a României) où il développe une pensée passablement xénophobe et antisémite : « Les Hongrois nous haïssent de loin tandis que les Juifs nous haïssent du cœur même de notre société » et « Le Juif n’est pas notre semblable, notre prochain, et, quelle que soit l’intimité entretenue avec lui, un gouffre nous sépare ». Bien plus tard, il biffera les passages les plus antisémites pour l'édition française. En 1937, la publication de son troisième ouvrage, Des larmes et des saints, fait scandale dans son pays. Il s'installe alors à Paris pendant l'Occupation, grâce à une bourse, afin d'y terminer sa thèse sur le philosophe Bergson. Il devient un temps attaché culturel auprès du gouvernement de Vichy. Il abandonne alors toute idéologie pour se consacrer à l'écriture. Il est fortement influencé par Spengler.

Refusant les honneurs, il décline entre autres le prix Morand décerné par l'Académie française. Son œuvre, essentiellement composée de recueils d'aphorismes, marquée par l'ascétisme et l'humour, connaît un succès grandissant. En retour, il entretient des rapports ambivalents avec le « succès » : « J'ai connu toutes les formes de déchéance, y compris le succès. » Les communistes qui ont pris le pouvoir en Roumanie après la Seconde Guerre mondiale ayant interdit ses livres, il reste à Paris jusqu'à la fin de son existence, vivant assez pauvrement, rédigeant dorénavant ses ouvrages en français, tout en traduisant par ailleurs les poèmes de Stéphane Mallarmé en roumain. Il y est entouré par des penseurs et des écrivains tels que Eugène Ionesco, Mircea Eliade, Samuel Beckett, Henri Michaux ou Gabriel Marcel, et par quelques lecteurs fervents, mais peu nombreux.

Après la guerre, il écrit toute une partie de son œuvre en français, abandonnant totalement sa langue maternelle, le roumain : « En français, on ne devient pas fou », sous-entendu pour un non-francophone de naissance en raison de la syntaxe particulière de la langue. L'œuvre de Cioran, ironique et apocalyptique, est marquée du sceau du pessimisme, du scepticisme et de la désillusion. En 1973, Cioran publie son œuvre la plus marquante : De l'inconvénient d'être né. En 1987, il publie son ultime ouvrage, Aveux et anathèmes, avant de mourir, huit années plus tard, en 1995 de la maladie d'Alzheimer sans avoir mis à exécution son projet de suicide.

L'œuvre de Cioran comporte des recueils d'aphorismes, ironiques, sceptiques et percutants, tel De l'inconvénient d'être né, qui forment ses œuvres les plus connues, mais on peut aussi y trouver des textes plus longs et plus détaillés. D'une façon générale, l'œuvre de Cioran est marquée par son refus de tout système philosophique. Son scepticisme est probablement son caractère le plus marquant, bien plus que son pessimisme. Cioran, dont les écrits sont assez sombres, est un homme de très bonne compagnie, plutôt gai. Il déclare avoir passé sa vie à recommander le suicide par écrit, et à le déconseiller en paroles, car dans le premier cas cela relève du monde des idées, alors que dans le second il a en face de lui un être de chair et de sang. Tout en conseillant et déconseillant le suicide, il affirme qu'il existe une supériorité de la vie face à la mort : celle de l'incertitude. La vie, la grande inconnue, n'est fondée sur rien de compréhensible, et ne donne pas l'ombre d'un argument. Au contraire, la mort, elle, est claire et certaine. D'après Cioran, seul le mystère de la vie est une raison de vivre.

On peut, à tort, accuser Cioran d'avoir pris dans ses écrits une « pose » de désespoir. Il semble avoir été profondément triste de ne pas pouvoir établir de système qui donnerait un sens à sa vie, alors même que dans sa jeunesse il avait été extrêmement passionné (cf. les Cimes du désespoir). Le cheminement littéraire de Cioran et son trajet spirituel ont, semble-t-il, trois points de repère majeurs (selon Liliana Nicorescu) : « la tentation d'exister », la tentation d'être Roumain, et la tentation d'être juif. Ni sa roumanité réfutée ni sa judéité manquée ne pouvaient lui offrir la moindre consolation pour l'humiliation, pour « l'inconvénient d'être né ».

Confronté à la pensée de la lucidité, au reniement permanent, Cioran trouve un sursis dans la voie esthétique. Il reprend clairement le thème de l'illusion vitale (Nietzsche). L'attention au style de son écriture, le goût prononcé pour la prose et les aphorismes deviennent, par exemple, des moteurs assurant sa vitalité. Il s'éloigne des idées, perdant parfois son lecteur, ou plutôt l'obligeant à ne pas tout comprendre. La poésie devient autant un moyen de traduire sa pensée qu'un remède temporaire face à la lucidité. « Elle a — comme la vie — l'excuse de ne rien prouver. »

Tentative qu'il juge honteuse, trop vivifiante, détestable parfois, Cioran s'y laisse pourtant conduire. Il accepte ce paradoxe de sa pensée, comme d'autres. Lucide, il perçoit aussi l'imposture du nihiliste qui est encore vivant : « Exister équivaut à un acte de foi, à une protestation contre la vérité ». Si Cioran doit survivre aux vérités irrespirables, s'il est donc obligé de croire en quelque chose, il choisit délibérément l'art, l'illusion reine. Pour échapper à la mort et au vide, qu'il entrevoit autour de lui, comme une « porte de secours », il choisit l'écriture. Semblable à la figure moderne de l'artiste maudit, auteur peu lu et presque inconnu de son vivant — malgré l'estime du milieu littéraire — Cioran continuera inlassablement d'écrire. Sa philosophie est une « philosophie du voyeur », car, peut-être, esthétiquement salvatrice, selon la définition de Rossano Pecoraro dans « La filosofia del voyeur. Estasi e Scritura in Emile Cioran ».

Arrivé en France fin 1937 comme boursier de l'Institut français de Bucarest, Cioran s'installe à Paris. Il emménage à l'hôtel Marignan, au 13 de la rue du Sommerard, dans le Ve arrondissement. C'est dans le Quartier latin et le quartier de La Sorbonne qu'il va rester jusqu'à sa mort. Dans ses écrits, il relate ses longues nuits de solitude et d'insomnies, dans de minuscules chambres d'hôtel et ses déambulations dans la nuit. Puis plus tard, ses chambres de bonne, unique tour d'ivoire pendant de longues années. Il reste pauvre, décidé à « ne jamais travailler ». Alors il se promène simplement au jardin du Luxembourg. Il bénéficie parfois de l'aide matérielle de rares amis, mais prend ses repas au restaurant universitaire, dont l'exclusion vers l'âge de 40 ans est l'un des moments les plus tragiques de son existence.

Ces détails sur son quotidien traversent son œuvre et son discours. Mais Cioran n'explore nullement l'aspect sordide dans cette condition. Il décrit simplement une sorte de cheminement ou de combat, qui s'établit autant dans ses écrits que dans son existence : un « état d'esprit ». Pour Cioran, il ne s'agit plus seulement de savoir — à l'identique du professeur d'université — mais surtout de sentir. Dans la solitude, le dénuement matériel et son retrait des divertissements modernes s'établit alors une démarche philosophique — spirituelle — comparable aux ascétismes prônés par le bouddhisme5, les Cyniques ou Diogène de Sinope.

Si Cioran vécut véritablement la plus grande partie de son existence modestement, cet autoportrait de solitaire et désespéré qu'il dresse dans ses livres ne correspond pas entièrement à l'écrivain ; c'est plutôt là le mythe Cioran, le personnage des livres. Mais parler de « pose » dans le désespoir serait inexact. Parce que Cioran critique vivement les auteurs de discours moralistes qui mènent par ailleurs une existence immorale, il cherche lui-même la sincérité dans ses textes, c’est-à-dire l'adéquation de son discours avec son existence. Il dira vouloir seulement garder secrète sa vie privée : sa vie amoureuse, la part heureuse et optimiste de son existence. Car le bonheur n'est pas fait pour les livres, expliquait-il.

Se tenant à l'écart du milieu universitaire et littéraire parisien, il eut néanmoins quelques amis intimes avec qui il aimait converser : Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Constantin Tacou, Fernando Savater, Gabriel Matzneff, Frédérick Tristan, Roland Jaccard. L'œuvre de Cioran ne semble pas sujette à une controverse particulière. Elle bénéficie d'une notable acceptation, dans les médias, peut-être due à un effet de mode, depuis sa redécouverte récente. Ou bien est-elle simplement ignorée, sans critique commentée, dans les débats littéraires et philosophiques actuels. Le grand public la jugera souvent pessimiste, voire morbide. On peut dégager parfois une critique contre l'excès stylistique ou le classicisme de son écriture, qui compromettraient la diffusion des idées. Ou bien un manque de profondeur de sa recherche philosophique, dans le sens où Cioran reprend des idées nietzschéennes et bergsonniennes, en les illustrant simplement.

Publié dans Ecrivains

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