Le Corbeau

Publié le par Henri-Georges Clouzot

Le Corbeau est un film dramatique français réalisé par Henri-Georges Clouzot, sorti sur les écrans en 1943. Ce film est notable, outre sa qualité intrinsèque, pour avoir causé de sérieux problèmes à son réalisateur à la libération, à la fin de la Seconde Guerre mondiale : le film a été produit par la Continental Films, une société de production allemande établie en France dans les premiers mois de la guerre ; de plus, ce film a été perçu par la résistance et la presse communiste de l'époque comme une tentative pour dénigrer le peuple français. Pour ces raisons, Clouzot a d'abord été banni à vie du métier de réalisateur en France et le film a été lui aussi interdit, mais les deux interdictions furent finalement levées en 1947.

Ce film a fait l'objet d'un remake en 1951 par Otto Preminger, intitulé The 13th Letter. Le mot corbeau, désignant ordinairement un volatile, a acquis depuis ce film un autre sens, celui d'un envoyeur de lettres anonymes. Les notables de Saint-Robin, petite ville de province, commencent à recevoir des lettres anonymes signées Le corbeau, dont le contenu est calomnieux. Ces calomnies se portent régulièrement sur le docteur Rémi Germain, accusé de pratique abortives, ainsi que sur d'autres personnes de la ville. Les choses se gâtent lorsque l'un des patients du docteur Germain se suicide, une lettre lui ayant révélé qu'il ne survivrait pas à sa maladie. Le docteur Germain enquête pour découvrir l'identité du mystérieux corbeau.

Le scénario de Clouzot et Louis Chavance s'inspire d'un fait divers réel survenu dans les années 1920 : l'affaire de Tulle. Avec ce deuxième film, Clouzot signe un vrai chef-d’œuvre : un film qui réussit à parler de l’époque avec une âpreté, une violence, une compassion extraordinaires. Clouzot y accumule les provocations : le héros, libre penseur, refuse d’aller à l’église ; la jeune fille amoureuse de Pierre Fresnay (l'inoubliable Ginette Leclerc) est une boiteuse filmée sans aucun mépris ni condescendance ; une fillette inspire des sentiments troubles ; les pouvoirs publics sont moqués ; la sagesse se couvre de cynisme…

Le film fut interdit à la Libération. À travers la lettre anonyme, comment ne pas y voir une évocation de la délation, dont on sait qu'elle fut dans les années 1940 une triste réalité ? En outre, le film fut produit par le studio Continental-Films, une compagnie de production allemande. Tout cela donna aux détracteurs de Clouzot du grain à moudre : le film était pour eux un acte de collaboration, tant l'image qu'il donnait des Français était noire. La noirceur du film et le portrait sans concession des villageois, parfois emportés par une hystérie collective, font également penser à Erich von Stroheim, mais évoque surtout tour à tour M le maudit et Furie de Fritz Lang.

À ce titre, le film fut salué comme un chef-d'œuvre à sa sortie en 1943, mais très vite il fut violemment attaqué pour son immoralité et pour la peinture noire qu'il faisait de la France, servant ainsi la propagande nazie. Un célèbre critique communiste écrivit qu’on y voyait l'influence de Mein Kampf d'Hitler. On alla jusqu'à dire qu’il avait été distribué en Allemagne sous le titre « Une petite ville française comme les autres », pure diffamation puisque la Tobis l'avait refusé, à cause de sa noirceur et que le visa d’exportation n'avait jamais été signé (d'un autre côté, Goebbels encouragea la distribution du film à l'étranger).

Clouzot fut défendu vigoureusement par Becker, Pierre Bost, le co-scénariste de Douce et Henri Jeanson, qui écrivit un texte virulent, Cocos contre Corbeau, où il comparait le film à Zola et à Mirbeau. En fait, la lucidité sceptique de Clouzot, qui, avec son co-scénariste Louis Chavance, prend parti pour Fresnay contre la délation, déclencha la haine aussi bien des conservateurs religieux de droite que d'une partie de la gauche, qui réclamait des héros positifs et prônait le réalisme socialiste. La Centrale catholique du cinéma, qui avait bien senti l'insulte que représentait le film de Clouzot vis-à-vis des valeurs qu'elle défendait et qu'elle représentait, lui décerna sa cote no 6, celle des « films à proscrire absolument parce qu'ils sont essentiellement pernicieux au point de vue social, moral ou religieux. » À la Libération, contrairement à la plupart des autres employés de la Continental-Films, Clouzot échappa à la prison mais se vit frappé d'une suspension professionnelle à vie. Henri Jeanson écrit à un détracteur de Clouzot : « Mon cher, tu sais bien que Clouzot n'a pas plus été collabo que toi tu n'as été résistant ». Grâce à l'activisme de ses défenseurs, Clouzot revint finalement à la réalisation en 1947. Retour gagnant avec Quai des Orfèvres.

Le film inspira un remake signé Otto Preminger : The Thirteenth Letter (La Treizième Lettre) en 1953. Michael Rennie en est la vedette, aux côtés de Charles Boyer et de Françoise Rosay. L'action est transposée à Québec. Il n'a, bien sûr, pas l'éclat de l'original, mais la poésie et l'interprétation en sont sans reproches. Ce remake n'a jamais été distribué en France, sauf en cinémathèque.

L'affaire de Tulle

Il existe deux ouvrages consacrés à l'affaire de Tulle. L'Œil de Tigre - La vérité sur l'affaire du corbeau de Tulle, par Francette Vigneron. Et Le Corbeau - Histoire vraie d'une rumeur par Jean-Yves Le Naour, paru en 2006. De 1917 à 1922, une épidémie de 110 lettres anonymes s'abat sur le centre-ville de Tulle qui compte à l'époque 13 000 habitants. Glissés dans les paniers des ménagères, abandonnés sur les trottoirs, les rebords des fenêtres et jusque sur les bancs des églises ou dans un confessionnal, ces centaines de courriers qui dénoncent l'infidélité des uns, la mauvaise conduite des autres alimentent toutes les conversations et inquiètent les habitants.

En décembre 1917, une employée de la sous-préfecture, Angèle Laval, reçoit la première lettre anonyme sur son bureau qui calomnie son supérieur, le Chef de bureau Jean-Baptiste Moury. Moury, célibataire, entretient une maîtresse dont il a eu un enfant naturel, mais qu'il compte quitter pour épouser Marie Antoinette Fioux, une sténodactylo qu'il vient d'engager. Peu à peu, une atmosphère de suspicion recouvre la ville : quel est donc ce mystérieux délateur anonyme, et que recherche-t-il ?

Quand Auguste Gibert, un huissier du Conseil de la Préfecture, suite à la réception de deux lettres anonymes signées « Madame Gibert », perd la raison et meurt au cours d'une crise de démence, l'enquête policière s'accélère et la presse nationale se précipite à Tulle à la recherche d'un fait divers qui puisse passionner autant les Français que le procès de Landru qui vient de s'achever.

Le premier juge d’instruction, François Richard, dépité d'avoir un dossier vide, va jusqu'à faire participer les témoins dans son bureau à des séances d'hypnose. Avec l'accord du Procureur général, une souscription organisée auprès des habitants de Tulle permet d'engager à titre onéreux le meilleur expert à l'époque : Edmond Locard. Une dictée collective, réalisée le 16 janvier 1922 par Edmond Locard, permet d'identifier la coupable, qui met très longtemps à rédiger sa dictée. À force de lui faire réécrire plusieurs pages, elle ne peut plus maquiller son écriture : il s'agit Angèle Laval qui, à 34 ans, désespère de se marier. Vierge, pieuse et vivant seule avec sa mère, elle est amoureuse de Jean-Baptiste Moury, mais, lorsque ce dernier l’invite à un vin d’honneur pour célébrer son mariage avec Marie Antoinette Fioux, elle lance sa campagne de lettres ordurières et diffamatoires. Selon le rapport de Locard, quelques-unes de ces lettres sont peut-être également écrites par sa mère.

Placée jusqu'à son procès dans des asiles d'aliénés pour y être expertisée, les psychiatres la déclarent responsable pénalement, mais réclament les circonstances atténuantes pour cette femme manipulatrice qui subit l'opprobre de toute la ville. Le procès en correctionnelle a lieu à Tulle en décembre 1922 et la condamne à un mois de prison avec sursis et 200 francs d’amende, pour diffamation et injures publiques. Refusant d'avouer et devant indemniser les parties civiles, elle fait appel mais le premier jugement est confirmé. Elle retourne vivre dans son immeuble, vivant cloîtrée et aidée financièrement par son frère, jusqu'à son décès à l'âge de 81 ans.

L'auteur des lettres anonymes signait « L'œil de Tigre », et pas par un dessin de corbeau, comme dans le film de Clouzot. Un journaliste du Matin, dans son édition du 5 décembre 1922, décrit l'accusée sur les bancs du tribunal en ces termes : « elle est là, petite, un peu boulotte, un peu tassée, semblable sous ses vêtements de deuil, comme elle le dit elle-même, à un pauvre oiseau qui a replié ses ailes. ». Si le journaliste n'emploie pas le mot « corbeau », la description y fait penser. Chavance et Clouzot choisissent donc le corbeau, oiseau de mauvais augure, comme signature des lettres anonymes, ainsi que pour le titre du film ; l'expression s'est répandue depuis. Il faut également signaler qu'en plus du film de Clouzot, cette affaire a aussi inspiré Jean Cocteau pour sa pièce de théâtre, La Machine à écrire, en 1941.

Le Corbeau de Henri-Georges Clouzot
Le Corbeau de Henri-Georges Clouzot

Le Corbeau de Henri-Georges Clouzot

videoFiche technique

  • Titre : Le Corbeau
  • Réalisation : Henri-Georges Clouzot
  • Production : Continental Films
  • Producteurs : René Montis, Raoul Ploquin
  • Scénario : Louis Chavance, d'après un fait divers authentique qui s'est déroulé à Tulle de 1917 à 1922
  • Adaptation et dialogues : Louis ChavanceHenri-Georges Clouzot
  • Images : Nicolas Hayer
  • Assistant réalisateur : Jean Sacha
  • Opérateur : Jacques Lemare
  • Décors : André Andrejew, assisté de Hermann Wann
  • Musique : Tony Aubin
  • Montage : Marguerite Beaugé
  • Son : William-Robert Sivel, procédé Western Electric
  • Régisseur : Marcel Byrau, Paul Polty
  • Photographe de plateau : Henri Pecqueux
  • Pellicule 35 mm, noir et blanc
  • Format : 1.37:1
  • Date de sortie en France : 28 septembre 1943
  • Pays : France
  • Genre : drame
  • Durée : 92 minutes
  • Distribution : La société des Films sonores Tobis
  • Lieu du tournage : Montfort-l'Amaury (Yvelines, 78) et dans les studios de Neuilly et de Billancourt (début de tournage le 10 mai 1943)​

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Publié dans Films

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