Boutang Pierre
Pierre Boutang, né le 20 septembre 1916 à Saint-Étienne et décédé le 27 juin 1998 à Saint-Germain-en-Laye, est un philosophe, poète et traducteur français. Également
journaliste politique, il évolua au sein des courants maurrassiens, royalistes, gaullistes ou encore chrétiens de la politique française. L'un de ses fils, Pierre-André Boutang, cinéaste
documentariste reconnu, a été l'un des dirigeants de la chaîne de télévision franco-allemande Arte. Un autre fils, Yann Moulier-Boutang, influencé par Toni Negri, fut l'un des leaders de la
mouvance autonome parisienne. Normalien (L 1935), agrégé de philosophie en 1936, il participe la même année à la rédaction de l’Action française et se révèle un fervent partisan des idées de
Charles Maurras.
Ayant participé au gouvernement Giraud en Afrique du Nord en 1943, et bien qu'il ait fait partie de l'armée
française coloniale (en Tunisie et au Maroc, jusqu'en 1946), il est révoqué sans pension et avec l'interdiction d'enseigner après la guerre. Depuis lors, il se consacre notamment au journalisme,
collaborant à Aspects de la France — où ses articles d'actualité, d'expression politique royaliste,
peuvent exprimer un antisémitisme manifeste1. Il contribue régulièrement au Bulletin de Paris, où, sous pseudonyme, il assure la chronique théâtrale. Cette activité lui permet de rencontrer des
personnalités, que ce soit les « Hussards » (Nimier, Blondin, Déon), Jean Anouilh, Alain Cuny, Sylvia Montfort, Jules Supervielle, Gustave Thibon, Armand Robin, Daniel Halévy, le peintre Georges
Mathieu, et Emmanuel Lévinas. Il se liera aussi avec le président Houphouët-Boigny et le Congolais Fulbert Youlou.
Cherchant à rénover le royalisme, à en articuler le message avec le christianisme, il fonde avec son ami Michel Vivier l'hebdomadaire La Nation française en 1955, où signent notamment les
Hussards, mais aussi Marcel Aymé, Gustave Thibon, Armand Robin, etc. Il se veut « être à l'abri de Sartre » et des « entrepreneurs en nihilisme ». Tour à tour, et en fonction des événements, il
va soutenir le général de Gaulle ou le combattre, en insistant notamment sur le modèle monarchique sur lequel
repose, selon lui, la constitution de la Cinquième République. Ses amitiés gaullistes évoquent Michel Debré, Jacques Foccard et Jacques Dauer. Tout en dénonçant ce qu'il appelle la « terreur »
pratiquée par le FLN (Front de libération nationale algérien), Boutang refusera de soutenir l'OAS. Cette position, et son soi-disant « philogaullisme », incitaient certains de ses collaborateurs
à fonder L'Esprit public, en décembre 1960, notamment Raoul Girardet, Jean Brune et Philippe Héduy. À partir des années 1970, les interventions politiques de Boutang se raréfient, mais il
témoignera une fidélité constante au Comte de Paris, qui lui assurera jusqu'à la fin sa grande estime et son amitié.
À la suite d’interventions diverses, notamment d’Edmond Michelet et d’Alain Peyrefitte, Boutang est réintégré dans l’enseignement par de Gaulle en 1967. Il est d’abord professeur de philosophie au lycée Turgot, puis au lycée Marcel-Roby à
Saint-Germain-en-Laye (1969-1971), puis devient maître de conférences à l'Université de Brest en 1974. Il est ultérieurement nommé professeur de métaphysique à la Sorbonne, où il enseigne
jusqu'en 1984, prolongeant ensuite son séminaire à son domicile de Saint-Germain-en-Laye jusqu'à la fin. Il meurt le 27 juin 1998.
Boutang est souvent connu comme continuateur de Charles Maurras : il l'est partiellement, tout en rejetant, en 1955, à la naissance de La Nation Française, tout antisémitisme, même « d'État », et
en articulant la pensée de la monarchie avec la philosophie ou la théologie chrétiennes3. Sa pensée politique tire aussi son mouvement d'une rencontre amicale ou tumultueuse avec Platon, Bossuet,
Rousseau, Hegel, et, parmi les contemporains, Gabriel Marcel. L'éclosion du philosophe Boutang s'est déroulée parallèlement à son aventure politique et journalistique (1936-1967), alors que ses
textes philosophiques appartiennent aux années 1970-1995. Ses Cahiers (inédits - 1946-1997) témoignent de la constance, en lui, du souci métaphysique, et de l'étendue de ses recherches.
Le royalisme de Pierre Boutang ne se borne ni à un héritage politique, ni à un voisinage avec Jacques Maritain, ni à une filiation avec son maître Gabriel Marcel ; il procède d'une investigation
philosophique originale, qui approfondit et renouvelle la question du bien commun et de la légitimité, celle de la mixité du pouvoir, de la naissance et de la justice. Dans la Politique
considérée comme un souci (1948), sa démarche emprunte à la phénoménologie tout en trouvant un ton très personnel, où Boutang offre des lectures neuves de Shakespeare, Kafka ou Dostoïevski, qui
lui servent à interroger l'essence du politique. Boutang reprend son enquête sur la politique dans Reprendre le pouvoir (1977), où il s'appuie notamment sur une lecture du Philèbe de Platon et où
il commente l'interprétation de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel par Alexandre Kojève. C'est également dans ce traité que Boutang développe l'idée de la « modification chrétienne du pouvoir
».
Au carrefour de l'histoire, de la politique, de la littérature et de la philosophie, le Maurras, la destinée et l'œuvre (1984) constitue une étude développée sur un auteur voué aux gémonies, mais
dont il a discerné la richesse poétique, le tracé spirituel, les implications métaphysiques, et les contours politiques fondamentaux. Dialogue à l'intérieur duquel Boutang est loin de donner
toujours raison à son maître, même si l'amour intellectuel qu'il lui porte est évident. En métaphysique, domaine où son apport est le plus décisif, Boutang est avant tout un enquêteur de l'être,
dans le sillage de Gabriel Marcel, et en dialogue notamment avec Heidegger et avec Platon.
Son Ontologie du secret, dont George Steiner a dit dans ses Dialogues avec P. Boutang qu'il s'agissait de l'un « des maîtres-textes métaphysiques de notre siècle », est le texte de sa thèse
soutenue en Sorbonne en 1973. Ce texte constitue la pièce centrale de toute l'œuvre de Pierre Boutang. Elle est articulée sur la métaphore du voyage odysséen, et quoiqu'elle soit redoutée pour sa
complexité, elle peut se lire comme un immense poème en prose. Son Apocalypse du désir (1979) contient notamment une critique de la métaphysique du désir de Gilles Deleuze, de la psychanalyse et
de ceux qu'il considère comme de nouveaux sophistes, et réaffirme la dynamique transcendante du désir, portée jusqu'au sang de l'Agneau pascal.
L'essentiel de la critique littéraire de Pierre Boutang publiée dans la presse a été recueillie dans Les Abeilles de Delphes (1954, réédité en 1999) et La Source sacrée (2003). Dans ces deux
œuvres, dans une langue hautement poétique, et avec une intelligence d'une remarquable souplesse, Boutang n'hésite pas à renouveler la lecture des classiques (comme Cervantès) et à s'aventurer
sur des territoires encore peu explorés par les critiques français (T. S. Eliot). On peut le compter aussi parmi les découvreurs de William Faulkner, dont ses romans reçoivent l'influence. Mais
ces deux recueils ne forment qu'un premier aspect de l'investigation de Boutang. S'y ajoutent en effet les Commentaires sur Quarante neuf dizains de la Délie de Scève, publiés chez Gallimard en
1953, et salués par Lucien Febvre dans les Annales (1954, vol. 9, p. 14-15) ; deux essais sur William Blake (le second, en 1990, corrigeant celui de 1970), qui ont renouvelé l'étude des
fondements mythiques de sa poésie. Le La Fontaine politique dégage les points de rencontre essentiels entre La Fontaine et la philosophie.
En tant que traducteur, on retiendra premièrement l’Art poétique publié en 1987 (dont la préface propose une théorie de la traduction poétique), la traduction de l'Auberge volante de G. K.
Chesterton, et celles des Chansons et mythes de William Blake, en 1989. Boutang a également traduit et commenté Le Banquet de Platon (chez Hermann, 1989, avec des gravures de Vieira Da Silva).
Cette traduction est souvent considérée comme l'une des meilleures en langue française (notamment par son ancien élève Jean-François Mattéi, spécialiste de Platon et professeur émérite des
Universités). On lui doit également une traduction de l'Apologie de Socrate (Wittman, 1946).
Moins connue, la production romanesque de Pierre Boutang est de tout premier ordre. Exigeante, la lecture des romans ouvre sur les problèmes essentiels de l'existence, de la mort, de l'histoire,
du salut, dans une langue aux pouvoirs multiples, qui emprunte aussi bien au conte métaphysique qu'à la poésie et à l'autobiographie. Jean Paulhan a été parmi les premiers à reconnaître
l'importance du Boutang romancier, encore qu'il soit mort bien avant la publication du dernier roman, le plus ambitieux, le plus moderne et le plus frappant. L'écriture de ces romans s'étale
entre 1945 et 1979 : La maison un dimanche, Le secret de René Dorlinde, Quand le furet s'endort et Le Purgatoire. Au sujet de ce dernier texte, publié en 1979, Bertrand Poirot-Delpech écrivait
dans Le Monde : « Avec Pierre Boutang, la performance d'athlète culturel touche au prodige. La gêne de ne pas réciter comme lui le Parménide au petit déjeuner cède vite au doux vertige de le
suivre sur les sommets. »
Dans une langue originale, poétique, au bord de l'hermétisme, Boutang interroge l'être, le désir, le temps, l'origine de la langue, grâce à l'étendue de sa culture universitaire : familier des
Grecs (Platon, Aristote), des scolastiques (Boèce, saint Thomas d'Aquin), de la littérature ancienne et moderne (de Dante et de Shakespeare à Hölderlin, Rimbaud, Dostoïevski, dont il a préfacé
Les Possédés), Boutang retrouve à travers le commentaire le mouvement même de leur pensée et leur geste créateur, où le décèlement du mal et de l'erreur ne se complaît pas dans une simple
condamnation morale.
Tôt remarqué par Vladimir Jankélévitch (qui fut son professeur au Lycée du Parc, à Lyon, en classe de khâgne), considéré plus tard comme un maître par Emmanuel Levinas (au témoignage d'anciens
élèves comme Jean-Luc Pinson et Mickaël Bar-Zvi ; Cf. leurs témoignages dans le Dossier H consacré à Boutang et la biographie de Levinas par S. Malka), interlocuteur et ami de George Steiner
(Dialogues sur Abraham et sur Antigone, publiés en 1989), Pierre Boutang a donc occupé une place à la confluence de la philosophie, de la politique, de la théologie, du journalisme et de la
littérature. La Différence a publié l'ensemble de son œuvre romanesque et des essais. Après sa mort, ses anciens confrères et disciples ont fondé l’Association des amis de Pierre Boutang.