Kersten Felix
Eduard Alexander Felix Kersten, né le 30 septembre 1898 à Tartu (Estonie) et mort le 16 avril 1960 à Hamm (Allemagne), est un masseur, médecin en thérapie manuelle, qui a soigné des membres de la famille royale des Pays-Bas, ainsi que le chef des SS, Heinrich Himmler. Pour ses services auprès du Reichsführer, il a, entre autres, obtenu l'annulation de la déportation de la population néerlandaise en Pologne et la libération de milliers de prisonniers détenus dans des camps de concentration, leur sauvant ainsi la vie. Joseph Kessel a écrit une biographie romancée qui lui est consacrée : Les mains du miracle.
Né en Estonie, il devient, après la Première Guerre mondiale, citoyen de la Finlande où il fait des études de massage à Helsinki. Il étudie dans un hôpital où œuvre le Dr Kollander, un spécialiste réputé d’alors. Ce dernier le remarque et le prend sous son aile. S'ensuivent deux années d’études intensives, couronnées par un diplôme en 1921. Kersten souhaite améliorer sa technique et se rend à Berlin. Il y fait la connaissance d’un Tibétain, le Dr Kô, qui l’initie et le forme à une technique de massage thérapeutique extrêmement puissante entre 1922 et 1924. En 1925, après avoir passé tout son temps auprès du Dr Kô, ce dernier lui annonce qu'il lui a appris tout ce qu’il sait et il retourne chez lui, au Tibet. Le nouveau diplômé hérite de la clientèle du médecin tibétain et sa situation financière devient florissante. Après quelques années de pratique, la réputation de Kersten dépasse les frontières allemandes. En 1928, il soigne le prince Henri de Mecklembourg, mari de la reine Wilhelmine des Pays-Bas. Découvrant un agréable pays selon ses dires, il déménage à La Haye. Quelques années plus tard, il se marie, a un enfant et exerce tant à La Haye, qu’à Berlin et à Rome.
Rencontre avec le Reichsführer
Quelques mois après l’Anschluss, en mars 1938, Heinrich Himmler le mande en tant que soignant. Kersten refuse de s'occuper d’un nazi, mais l’un de ses amis et patients, l'industriel allemand August Diehn, lui demande de soigner le Reichsführer à titre de faveur personnelle. Kersten s'incline et soigne Himmler. C’est le début d’une relation patient-médecin entre Himmler et Kersten et d’une autre, mortelle, entre Kersten et la Gestapo. À la première rencontre, Kersten apprend qu’une douleur insupportable taraude le Reichsführer, douleur que même la morphine ne peut dissiper. Après un diagnostic à l’aide de sa technique particulière, Kersten détermine l'origine des souffrances. À la suite d'un massage sur un centre nerveux précis, qui met le chef des SS au supplice, Himmler se relève et se sent léger pour la première fois depuis longtemps. S'ensuit une série de massages qui rendent à Himmler et sa santé physique et son zèle sans limite envers le Führer.
En octobre 1939, Kersten est dans une situation délicate. En effet, Hitler s'est emparé de la Tchécoslovaquie et de la Pologne, amenant les déclarations de guerre de la part de la France et de l’Angleterre. Étant citoyen et officier de réserve finlandais, il est fort possible que Kersten soit bientôt appelé sous les drapeaux pour combattre. Il demande conseil à l’ambassade de Finlande et reçoit le conseil de continuer à soigner Himmler, tout en rapportant ses propos aux autorités finlandaises. En mai 1940, sa situation est devenue nettement plus complexe. L’Estonie est annexée à l’URSS. Ayant combattu les Soviétiques, il y est donc passible de la peine de mort. Aux Pays-Bas, les autorités allemandes lui en veulent, car il soigne la famille de la reine Wilhelmine. La Finlande lui ferme ses portes, car elle lui demande d’espionner Himmler. Finalement, en Allemagne, il est assigné à demeure ou doit accompagner le Reichsführer à bord d’un train spécial qui se déplace vers le front français.
Premières vies sauvées
En août 1940, le contremaître d’un ami et industriel allemand (le magnat de la potasse August Rosterg) est arrêté par les SS, car faisant partie d’un parti social-démocrate. Après avoir soigné une crise particulièrement aiguë de Himmler, le médecin profite de son immense reconnaissance pour demander la libération du contremaître. Himmler accède à son désir. À partir de ce moment, profitant de la maladie de Himmler, Kersten fait libérer des milliers de prisonniers des camps de concentration nationaux-socialistes. Plus tard, lors d’une visite aux Pays-Bas, il se confronte à Hanns Albin Rauter, le chef de la Gestapo aux Pays-Bas, pour qu’il libère l’un de ses amis. Rauter s'incline sur l'ordre de Himmler.
Pour influencer Himmler, Kersten entreprend de le flatter, le rendant l’égal des légendes allemandes, tel Frédéric Ier. Ce désir d’être flatté est suffisamment fort pour que Himmler signe des ordres d’élargissement qui sauvent des centaines de personnes. L’influence que Kersten exerce sur Himmler est considérée avec intérêt par d’autres puissants du régime national-socialiste. Dans sa lutte pour la survie, Kersten peut compter sur Rudolf Brandt, secrétaire particulier de Himmler. Engagé comme secrétaire à cause de son érudition et de sa discrétion, il fournit régulièrement une aide précieuse au masseur, lequel est ballotté entre différents dirigeants de la SS.
En janvier 1941, il reçoit la visite de deux gestapistes lui rappelant qu’un médecin allemand ne peut soigner des Juifs. Kersten leur démontre qu’il est Finlandais, donc cet interdit ne peut s'appliquer à lui. Lorsqu’il mentionne cet « incident » à Himmler, ce dernier tance vertement Heydrich, lui rappelant que Kersten est sous sa responsabilité. Le brillant et redouté Walter Schellenberg, âme damnée de Himmler, ainsi que le général SS Gottlob Berger, militaire soucieux de son honneur qui a en dégoût profond la Gestapo et le racisme, prennent le parti de Kersten contre le redoutable Reinhard Heydrich et son remplaçant, Ernst Kaltenbrunner.
Actions en faveur des Néérlandais
Le 1er mars 1941, il apprend par hasard l’un des plans du Führer : déporter 3 millions de Néerlandais, tous de descendance germanique aux dires d’Hitler. Selon lui, ils sont des traîtres à la cause du Troisième Reich. En conséquence, ils seraient expédiés par train et par bateau vers la province de Lublin en Pologne, leurs femmes et leurs enfants faisant aussi partie du voyage. Kersten se rend compte que déplacer une telle masse de gens se ferait dans des conditions inimaginables. Entassés comme des bestiaux dans des trains, ils auraient faim et soif, et vivraient dans leurs déjections. Des dizaines de milliers de personnes mourraient pendant ce déplacement massif.
Après maints efforts, défendant l’idée que Himmler ne peut décupler les effectifs de la SS (une autre mission confiée par Hitler) et coordonner le transport d’autant de personnes, Kersten dissuade le chef des SS de mettre en place un tel plan, prétextant qu’il serait complètement exténué après un tel effort. Ce projet de déportation des populations néerlandaises est considéré comme une « idée farfelue » par Stéphane Dubreil, auteur d'un article critique sur la bande-dessinée Kersten, médecin d'Himmler, aucune preuve d'un quelconque plan n'ayant jamais été découverte selon lui.
Confidences de Himmler
Lors de ses séances de massage, Himmler se confia à plusieurs reprises à son masseur. Certaines de ces confidences, relatives aux projets de Hitler et des dirigeants nationaux-socialistes pour l'Europe ont été publiées par le journal Le Figaro en 1947.
- Le 5 mars 1943, Himmler dit à Kersten que Hitler prévoyait la création d'un État de Bourgogne, regroupant la Suisse romande, la Franche-Comté, la Bourgogne, la Champagne, la Picardie, le Hainaut français, la Wallonie. Cet État « modèle » aurait été national-socialiste et sa population aurait été germanisée ; il aurait été dirigé par Léon Degrelle qui, en tant que chancelier de Bourgogne, aurait rendu compte de ses actes à un administrateur du Reich.
- Le reste de la France serait devenu un protectorat de Gaule asservi à la domination allemande et regroupant « la lie de la population » ; Himmler affirmait avoir la preuve que le Maréchal Pétain travaillait en fait pour les Alliés ; la France, « hystérique et dégénérée » selon Himmler, aurait été ainsi démantelée et aurait perdu son nom d'origine germanique.
- Le 2 mai 1943, Himmler informa que dans son projet de démanteler les États-nations européens, Hitler avait résolu de faire de l'allemand la langue commune de toute l'Europe et de faire progressivement de toutes les autres langues des langues mortes.
- Himmler révéla également à Kersten que l'avortement serait légalisé et vivement encouragé et facilité dans tous les pays occupés par l'Allemagne et ce afin de réduire la population non germanique en Europe.
- La monogamie imposée en Europe par le christianisme qualifié par Himmler de « peste » car notamment fondé sur la « croyance qu'un homme peut se contenter d'une seule femme » serait abolie dans le futur Reich : les SS et les héros de guerre auraient des privilèges parmi lesquels celui d'avoir une seconde épouse « qui sera tout aussi légitime que la première ».
Protection renforcée de Himmler
Le 1er août 1944, Schellenberg l’avertit par coursier qu'Ernst Kaltenbrunner a préparé un attentat contre lui. Rendu sain et sauf auprès du Reichsführer, il lui montre la note rédigée par Schellenberg. Himmler découvre que c’est la vérité et avertit Kaltenbrunner que sa vie dépend de celle du docteur. Cet incident augmente la valeur de Kersten aux yeux de Himmler, car il était le seul à pouvoir le soigner. En décembre 1944, un conjuré qui avait participé à un complot visant Hitler est pendu, malgré la promesse solennelle de Himmler de l’épargner. Furieux, Kersten rappelle à Himmler qu’il avait promis. À la suite de cette confrontation et après un échange avec Brandt, il se rend compte que Hitler a ordonné et que Himmler a obéi. Il retourne auprès de Himmler et obtient la libération de 50 étudiants norvégiens, de 50 policiers danois et de 3 000 femmes hollandaises, françaises, belges et polonaises.
Action en faveur des Juifs
Cela était remarquable, mais Kersten voulait plus. Il se trouvait que la Suisse était prête à accueillir 20 000 internés juifs. Himmler refuse, mais estime que 3 000 est plus raisonnable. Deux mois plus tard, une cohorte de 2 700 Juifs est promise aux chambres à gaz. Himmler y voit un signe du destin et fait dérouter le train vers la Suisse. En 1945, l’étau allié se resserre sur l’Allemagne. Himmler sait qu’elle ne peut gagner la guerre. Cela fait plusieurs mois qu’il tente de négocier la reddition avec les Alliés, mais en vain. Dans un but de « nettoyage » ethnique, Hitler a ordonné de faire sauter les camps de concentration si une armée ennemie s'en approche à moins de 8 kilomètres. Beaucoup parmi les 800 000 internés y trouveraient la mort. Les Suédois demandent à Kersten d’intervenir pour les sauver. Après d’âpres négociations, Himmler étant encore dévoué au Führer malgré sa folie évidente, ils signent le 12 mars 1945 un extraordinaire document intitulé Contrat au nom de l’humanité. Celui-ci contient en essence :
- Les camps de concentration ne seront pas dynamités.
- Le drapeau blanc flottera à l’entrée de ceux-ci.
- On n’exécutera plus un seul Juif.
- La Suède pourra envoyer des colis individuels aux prisonniers juifs.
En signe de paix, Himmler fait libérer 5 000 Juifs supplémentaires et souhaite rencontrer un membre du Congrès juif mondial. Lorsque le contact suédois de Kersten apprend cela, il ne peut le croire. L’ennemi juré des Juifs acceptait de négocier avec eux. Norbert Masur est l’envoyé pour cette réunion qui se tient à Hartzwalde, résidence de Kersten. Après de longues négociations, Masur obtient que les Juifs ne soient plus molestés par les Allemands sous les ordres de Himmler. Dans son œuvre Les Bienveillantes, Jonathan Littell évoque très brièvement le rôle de Kersten durant cette période.
Après la guerre
Lors du procès des médecins, Brandt est accusé d’avoir signé tous les ordres meurtriers issus de Himmler. Kersten tente de le défendre, allant jusqu’à envoyer une lettre au président des États-Unis d’alors, Harry Truman, mais en vain. Rudolf Brandt est pendu. Felix Kersten s'installe en Suède après la guerre, et connaît quelques défaveurs pour avoir entretenu des relations avec l’un des pires assassins nazis. Des Néerlandais sauvés par lui intercèdent en sa faveur, et font mettre sur pied une commission d’enquête spéciale. En 1949, après avoir entendu des dizaines de témoins et compulsé des milliers de documents, elle démontre que Kersten a sauvé des milliers de vies.
Il est décoré par les Pays-Bas, qui le proposent à plusieurs reprises pour le prix Nobel de la paix, qu’il n’obtint jamais. En 1953, il est naturalisé suédois et le ministère suédois des affaires étrangères reconnaît ses gestes qui ont sauvé de la mort des milliers de personnes. L’historien Hugh Trevor-Roper a aussi défendu la cause de ce masseur devenu sauveur. Après avoir œuvré dans différents pays, Allemagne, Suède, Pays-Bas et France, il meurt d’une crise cardiaque le 16 avril 1960. La France le décore de la Légion d'honneur à titre posthume en novembre 1960.
- Grand Officier de l'Ordre d'Orange-Nassau
- Chevalier de la Légion d'honneur
Le titre de Medizinalrat, le plus haut que puisse obtenir un médecin en Finlande, lui a été décerné pour services exceptionnels rendus à son pays en 1939 et 1940. Ce titre n’a été accordé que quatre fois dans l’histoire de la Finlande. D’autre part Kersten a fait partie de la liste des nominations pour le prix Nobel de la paix à huit reprises entre 1952 et 1960 (« nominated for his work to save civilian POWs from German concentration camps » ).