Lemkin Raphael

Publié le par Mémoires de Guerre

Raphael Lemkin (Bezwodne 24 juin 1900 – New York, 28 août 1959) est un juriste polonais qui forge en 1943, le terme et le concept de génocide, et le fait valoir d’abord au tribunal de Nuremberg, puis à l’ONU en 1948.

Lemkin Raphael
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Lemkin Raphael
Lemkin Raphael

Ses premiers travaux commencent en 1933, alors qu’il est procureur à Varsovie : il contribue aux efforts organisés par la Société des Nations (SDN) pour développer un droit international humanitaire en travaillant sur la rédaction d'une loi internationale qui sanctionnerait la destruction de groupes ethniques, nationaux et religieux. Il voulait établir un lien entre deux pratiques qu'il se proposait d'introduire dans le droit international : celle de « barbarie » et de « vandalisme. » Étant d'origine juive, l'invasion de son pays le contraint à se réfugier aux États-Unis où il poursuit ses travaux en liaison avec la nouvelle Organisation des Nations unies. Dans le cadre des contributions demandés à divers juristes, il forge en 1943 le terme de génocide, en associant le mot « génos », lignée, famille, clan, groupe, race, en langue grecque ancienne et le suffixe « -cide », du mot latin caedere signifiant tuer.

Le néologisme prend vie dans le droit positif avec l’adoption à Paris, au palais de Chaillot, le 9 décembre 1948, de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Lemkin en a été le principal rédacteur. Même si le terme "génocide" apparaît dans l'acte d'accusation des accusés nazis poursuivis à Nuremberg (Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, Nuremberg, 1947, p. 51), il ne figure pas dans le jugement prononcé le 1er octobre 1946 car le Statut du Tribunal ne le mentionne pas dans les crimes relevant de la compétence du Tribunal, à savoir, les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité (Statut, art. 6). C'est au titre de "crimes contre l'humanité" que les responsables des faits que l'on qualifierait aujourd'hui de "génocide" ont été condamnés.

Le 10 décembre 2008, à l’occasion du double anniversaire de l’adoption des grands textes humanitaires de l’ONU (60 ans), et de sa mort (presque 50 ans), la France a honoré sa mémoire avec l’inauguration d’une plaque commémorative apposée au foyer du théâtre théâtre du Trocadéro, à Paris. Rafał Lemkin nait au village de Bezwodne alors dans la Russie impériale, aujourd’hui dans le district de Vawkavysk en Biélorussie. Il est élevé dans une famille juive de trois enfants par ses parents, Joseph et Bella (Pomerantz) Lemkin. Son père est paysan et sa mère une grande intellectuelle à la fois peintre, linguiste et philosophe, qui vit entourée de nombreux livres d’histoire et de littérature. Sous l’influence de sa mère, le jeune Raphaël maîtrise à 14 ans pas moins de 10 langues étrangères, dont le français, l’espagnol, le russe, le yiddish, l’hébreu et l’allemand.

Diplômé d’une école de commerce locale à Białystok il étudie la linguistique à l’Université de Lwow, actuellement en Ukraine, fréquente l’université de Heidelberg en Allemagne pour approfondir ses connaissances en philosophie et revient en 1926 à Lwow pour achever des études de droit. Il en sort comme jeune procureur à Varsovie. Après cinq années comme procureur de 1929 à 1934, R. Lemkin est promu vice-procureur de la République au tribunal de Brzeżany. Simultanément, Il est secrétaire du Comité pour la Codification des Lois de la République polonaise qui rédige notamment le nouveau code pénal et enseigne le droit au collège de Tachkimoni à Varsovie. En liaison avec l’université Duke, aux États-Unis, il traduit en anglais le code pénal polonais de 1932, avec le professeur de droit Malcolm McDermott. Ce dernier l’aidera à rejoindre plus tard les États–Unis.

Les premiers travaux de R. Lemkin en matière de droit humanitaire international sont une présentation au Conseil juridique de la SDN lors de la conférence organisée en 1933 à Madrid sur le thème du droit pénal international. Il ne put s'y rendre, le gouvernement polonais le lui interdit, mais son texte fut lu en son absence. Il y délivre un essai sur le Crime de barbarie comme crime à reconnaître par le droit international. C’est ce premier concept qui évoluera vers celui de génocide. Il trouvait sa matière dans l'impunité pour un crime de masse, le génocide arménien, qui avait suscité une large émotion internationale lorsqu’il eut lieu et les massacres interreligieux contemporains de Simelé, en Irak. À la suite des propos tenus lors de cette conférence, Raphaël Lemkin est contraint de démissionner en 1934 sous la pression du ministère des Affaires étrangères polonais. Il poursuit alors sa carrière comme avocat à Varsovie. Pendant cette période il participe aux nombreuses conférences organisées par l’université polonaise libre Wolna Wszechnica Polska, notamment dans les classes de Stanisław Rappaport et Wacław Makowski.

In 1937, R. Lemkin est nommé membre de la mission polonaise au quatrième congrès de droit pénal de Paris. Il y défend la thèse que la paix peut et doit être défendue par le droit international. Il travaille également sur d’autres sujets juridiques comme un abrégé des lois pénales et fiscales polonaises Prawo karne skarbowe (1938) et en 1939 publie en français un ouvrage de droit commercial international, La Réglementation des paiements internationaux. Mobilisé en 1939, lorsque la Pologne est envahie par l’Allemagne nazie et l’URSS, à la suite du pacte germano-soviétique signé par Ribbentrop et Molotov, il défend Varsovie assiégée, où il déclare avoir été blessé par balle à la hanche (ce point est controversé). Il échappe à la captivité et – après avoir traversé la Lituanie – rejoint la Suède, où des conférences faites avant guerre à l’université de Stockholm lui avait ouvert des portes. Avec l’aide de Malcolm McDermott il obtient l’autorisation d’émigrer aux États-Unis où il arrive en 1941. S’il parvient ainsi à se sauver, 49 membres de sa famille disparaissent lors de l’élimination des juifs de Lituanie et de Pologne par les nazis. Son frère Elias survit avec sa femme et ses deux enfants, non sans avoir passé de nombreuses années dans un goulag soviétique. Raphaël Lemkin parvient à les en faire sortir en 1948 où ils se réfugient à Montréal au Canada.

Aux États-Unis R. Lemkin rejoint en 1941 la faculté de droit de Duke en Caroline du Nord. Il donne des cours en 1942 à l’école militaire de l’université de Virginie. Il écrit Military Government in Europe une version préliminaire de son livre ultérieur Axis Rule in Occupied Europe. En 1943 il est nommé consultant auprès du Board of Economic Warfare and Foreign Economic Administration des États-Unis et il devient conseiller spécial pour les affaires étrangères auprès du ministère de la Guerre américain (War department), du fait de son expérience confirmée en droit international. En 1944, il obtient le soutien de la Fondation Carnegie (Fondation Carnegie pour la paix internationale) qui finance la publication aux États-Unis de l’œuvre majeure de R. Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe. C’est dans ce livre qu’apparait pour la première fois le terme de génocide. Son concept de génocide connaît aussitôt un grand succès et lorsque de 1945 à 1946. Il devient le conseiller de Robert H. Jackson, membre de la Cour suprême des États-Unis et Chef de la délégation américaine au Tribunal de Nuremberg. Son influence permet de condamner à mort la plupart des inculpés nazis au chef de génocide, terme qui entre ainsi dans le vocabulaire juridique mondial quand l’ONU fait du jugement de Nuremberg le fondement du nouveau droit pénal international.

Après-guerre, Raphael Lemkin reste aux États-Unis. À partir de 1948, il donne des cours de droit pénal à l’université Yale. Il obtient en 1955 la chaire de professeur de droit à la Rutgers School of Law à Newark, près de New York. Pendant toute cette époque, il continue l’œuvre de sa vie, démarrée à la conférence de Madrid de 1933, en faisant campagne pour l’extension de la reconnaissance en droit positif international du crime de génocide. Il connait l’échec à la conférence pour la paix tenue à Paris à partir de 1945 et qui aboutit au traité de Paris de 1947. Le succès est au rendez-vous l’année suivante quand sa proposition de résolution pour une Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, présentée à l'Assemblée générale des Nations unies, est finalement soutenue par les États-Unis moyennant certaines modifications et approuvée à l'unanimité le 8 décembre 1948. Les aspects politiques et culturels du génocide ne sont pas retenus. R. Lemkin est mort en 1959 d’une crise cardiaque à l’âge de 59 ans dans les bureaux de l’agence de relation publique Milton H. Blow à New York. Paradoxalement, l’homme qui avait voulu qu’on honore la mémoire des millions de victimes de génocides, verra ses funérailles suivies par 7 personnes seulement. Il est enterré à New York, au cimetière du Mont Ébron.

R. Lemkin a connu de nombreux honneurs pour sa contribution au droit international et la prévention des crimes de guerre. Il est fait grand Croix de l’ordre de Carlos Manuel de Cespedes, à Cuba en 1950. Il reçoit le prix Stephen Samuel Wise du Congrès Juif Américain en 1951, et la Croix du mérite de le République fédérale allemande en 1955. Lors du 50e anniversaire de la Convention qu’il a rédigé, le secrétaire général de l’ONU délivrera un hommage particulier comme « l’exemple même d’un engagement moral ». Raphaël Lemkin fut nommé à sept reprises pour l’obtention du prix Nobel de la paix. R. Lemkin fera l’objet de deux pièces de théâtre : en 2005 Lemkin's House de Catherine Filloux, et une pièce en un acte de Robert Skloot (2006, Parallel Press) nommée If The Whole Body Dies: Raphael Lemkin and the Treaty Against Genocide. L’ambassadeur de Pologne en France a financé, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, la plaque commémorative qui orne désormais le foyer du théâtre du Trocadéro à Paris.

Les travaux de R. Lemkin s’insèrent dans la démarche vers un droit international humanitaire entreprise au XIXe siècle et reprise par la SDN qui souhaitait définir les crimes qui concernaient l’ensemble de l’humanité indépendamment du lieu où ils avaient été commis. Le crime de guerre et le crime contre l’humanité étaient entrés dans le droit positif de nombreux pays dans les années 1920. Au début des années 1930 la préoccupation était de trouver une législation internationale contre le trafic de drogue, la traite des femmes et autres crimes à cheval sur plusieurs pays. Son apport aura été de faire prendre conscience que les très grands crimes de masse interpellaient la conscience de l’humanité tout entière et devaient faire l’objet d’une politique internationale de prévention et de répression. R. Lemkin a traité explicitement dans ses différents écrits de trois génocides majeurs : le génocide des Arméniens, commis par les Turcs, le génocide des juifs par les Nazis (généralement appelée aujourd’hui Shoah) et le génocide des ukrainiens commis par l’URSS (connu désormais sous le nom d’Holodomor), ce qui explique que les Arméniens comme les Ukrainiens invoquent ses écrits pour justifier leur réclamation d’une reconnaissance officielle du génocide qu’ils ont subi. R. Lemkin opposait génocide, destruction volontaire d’une collectivité par une puissance de droit ou de fait et assassinat individuel. 

Cette destruction pouvait être selon lui de nature physique ou culturelle. Une condition du génocide selon R. Lemkin n’était pas seulement l’expression d’une volonté affirmée de détruire un groupe mais surtout la mise en place d’une organisation pour ce faire. Raul Hilberg dans son livre majeur évoquera dans la continuité de R. Lemkin, qu’il cite à plusieurs reprises, « les structures de la destruction ». Les idées et les conceptions de R. Lemkin n’ont été reprises que partiellement dans les textes officiels. Toutes ses considérations sur la destruction « culturelle » d’un groupe sont ignorées (atteinte à la langue, aux coutumes, à la religion spécifique, aux croyances locales, etc.) pour s’en tenir aux liquidations physiques. La Convention de 1948 marque un recul par rapport au texte de l'acte d'accusation des principaux criminels de guerre à Nuremberg. Dans ce document fondamental il est écrit : « Les accusés se sont rendus coupables de génocide délibéré et systématique contre des groupes nationaux et raciaux, contre les populations civiles de certains territoires occupés, en vue de détruire des races et des classes déterminées, et des groupes nationaux, raciaux ou religieux, plus spécialement des Juifs, des Polonais, des Tziganes et d'autres encore.

Le texte de la Convention de 48 sur la répression du génocide voit le terme de « classes » supprimé à la demande de l’Union soviétique. La postérité du mot et du droit nouveau voulu par R. Lemkin se trouve désormais dans la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux (TPIY, TPIR) qui à l’occasion de la guerre d’éclatement de l’ex-Yougoslavie et de la guerre civile au Rwanda ont fait un usage intensif de l’incrimination de génocide et pas seulement de crimes contre l’humanité. Le tribunal international chargé sous l’égide de l’ONU de poursuivre des auteurs survivants des massacres commis par les Khmers rouges (les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens) contre la population des villes du Cambodge, connaît en revanche bien des lenteurs et des difficultés. Il est à noter que la qualification du génocide comme « crime des crimes contre l’humanité » et la réprobation qui l’entoure de la part de la société, a entraîné, au-delà des aspects purement pénaux des conflits de qualification et des « guerres mémorielles » portant sur de nombreux aspects de l’histoire : esclavage, colonisation, violences commises par les partis communistes, répressions politiques diverses. L’emploi du concept de génocide, s’il est désormais établi en droit pénal, reste encore l’objet de nombreuses controverses aussi bien dans un contexte de mémoire et de repentance autour d’événements passés que de débats sur des répressions en cours (Tibet, Darfour, Tchétchénie) pour lesquelles l’accusation de génocide a été réclamée mais ne peut pas prospérer du fait que les auteurs de ces crimes détiennent encore le pouvoir.

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