Ahmed Balafrej (né le 5 septembre 1908 à Rabat, mort le 14 avril 1990 à Rabat) est une figure du nationalisme et fondateur de
la diplomatie marocaine moderne. Ahmed Balafrej est l'architecte de l'unité du mouvement nationaliste marocain, principalement du parti de l'Istiqlal, qui amène à l'indépendance du Maroc le 3
mars 1956 et dont il est secrétaire général de 1943 à 1960. Plus diplomate et homme d'État qu'homme de parti, il met de la distance, après un passage au poste de Premier ministre en 1958, entre
lui et les crises et scissions qui secouent l'Istiqlal au lendemain de l'Indépendance. Il abandonne toute charge publique en 1972, sans avoir, de son vivant, livré témoignage de sa participation
directe à l'histoire du Maroc.
Comme nombre de ses amis de l'époque, il s'en est disculpé en évoquant la disparition de ses archives dans les multiples perquisitions policières qui ont violenté son long combat pour
l'indépendance du Maroc. Ahmed Balafrej est né en 1908 dans une famille de notables de la médina de Rabat, alors petite cité de moins de cinquante mille habitants. Son nom de famille le rattache
aux descendants des trois mille Hornacheros musulmans d'Estrémadure expulsés d'Espagne et débarquant sur une plage de Rabat au printemps 1610, et qui y fondèrent la légendaire République du
Bouregreg. Sa famille finance ses études primaires à l'école des notables de Bab Laâlou, puis ses études secondaires au Collège musulman de Rabat, futur collège Moulay Youssef. Le système
colonial ne lui permettant pas de le passer à Rabat, il obtient son baccalauréat à Paris au Lycée Henri-IV.
Il parfait ses études arabes à l'Université Fouad I du Caire pendant l'année 1927, puis de retour à Paris à la Faculté de la Sorbonne (licence ès lettres, diplôme de sciences politiques) de 1928
à 1932. Cette formation intellectuelle, exceptionnelle sous le Protectorat (53 bacheliers marocains entre 1920 et 1934), construit sa conscience nationale, puis son engagement nationaliste. Mai
1926, c'est l'écrasement sanguinaire de la république du Rif, dernier acte de résistance armée à la colonisation. Balafrej, comme ses jeunes compagnons, prend acte de la supériorité militaire de
l'occupant et table sur la patiente usure du totalitarisme colonial jusqu'à son autodestruction. Il devient "l'architecte" de l'organisation politique de la revendication nationaliste. Il le
restera jusqu'au lendemain de l'Indépendance.
Dès août 1926, il crée "la Société des amis de la vérité" à Rabat, première forme d'organisation nationaliste marocaine, autant société secrète que club de discussion politique. Pendant ses
études à La Sorbonne en décembre 1927, il participe à la création de l'« Association des étudiants musulmans nord-africains en France » (AEMNAF), sise 115, Boulevard Saint-Michel à Paris. Il y
fait rentrer Mohamed Hassan El Ouazzani, Mohamed El Fassi et Abdelkhalek Torrès. Dirigée par Ouazzani en 1929, puis Balafrej en 1930, elle est connue au quartier latin comme l'« Association
nationaliste », suite à sa décision de ne pas y accepter les étudiants maghrébins naturalisés français. Il a vingt deux ans en 1930. Le Dahir berbère, imposé par l'autorité coloniale comme un
premier pas vers l'administration directe, est dans le même temps destiné à casser l'agitation nationaliste qui anime les élites urbaines du Maroc.
Balafrej depuis Paris, alerté par ses compagnons de Salé et informé du mouvement de protestation qui se développe dans les mosquées du Maroc, participe activement à l'internationalisation de la
protestation. Pour cela, il rentre en relation à l'été 1930 avec l'émir Druze Chekib Arslan, alors réfugié à Lausanne, et figure emblématique de la Nahda. La personnalité et l'intelligence
politique de ce grand leader et intellectuel syro-libanais de confession Druze et de double culture occidentale et arabe ne peut que séduire Balafrej qui, orphelin de père et de mère, rencontre
une paternité non seulement de caractère mais de conviction. L'amitié passionnelle qui les lie dès lors, renforce son sentiment de légitimité à modifier le cours de l'histoire du Maroc, et,
au-delà, de la nation arabe. Il partage avec lui la conviction que l'offensive de désislamisation de la nation arabe, à laquelle le dahir berbère participe est un facteur déterminant de
l'occupation coloniale. Il s'ouvre au panarabisme.
En retour, il implique Chekib Arslan dans la protestation internationale contre le Dahir et l'appui à la revendication nationaliste maghrébine. Prolongeant un voyage en Andalousie, Arslan
rencontre le 8 août 1930 à Tanger Balafrej, El Fassi, Benabdeljalil, avant d'entamer à Tetouan pendant dix jours une série de conférences à l'invitation de Bennouna et Torrès. Sa visite sert à
fédérer pour la première fois nationalistes du Nord et du Sud Maroc. Par les tracts expédiés des villes, les tournées d’aumône prétexte à propagande ou les rassemblements au retour des pèlerins
des lieux saints, les liens se tissent entre jeunes urbains et notabilités tribales des campagnes. En 1932, alors que violences policières et arrestations étouffent la contestation intérieure
contre le Dahir, il développe la protestation de l'extérieur. Rencontrant de nouveau à Madrid Chekib Arslan lors du voyage de celui-ci au Maroc, il apporte son soutien à la création à Tétouan de
l'« Association hispano-musulmane » créée par Abdesslam Bennouna à l'initiative du député de la jeune République espagnole José Franchi Roca.
La protestation contre le Dahir n'est qu'un des aspects de l'engagement de Balafrej et de ses compagnons. René-Jean Longuet, avocat parisien, anti-colonialiste et socialiste, reçoit au début 1932
la visite de Balafrej, Ouazzani et Ben Abdeljalil venus lui demander d'assurer la défense des nationalistes marocains harcelés par les autorités. Cette demande se transforme en comité de
rédaction de la revue francophone "Maghreb". Si Longuet en assure la direction, Ahmed Balafrej en est le rédacteur le plus prolixe, avec El Ouazzani, Lyazidi et Ben Abdeljalil. Entièrement
financée par les cercles nationalistes, distribuée à plus de mille exemplaires au Maroc et en France dès juillet 1932, ses articles permettent à Balafrej de nouer ses premiers contacts avec les
milieux politiques libéraux et socialistes français, mais aussi les sphères dirigeantes de la jeune république espagnole. Elle est interdite de diffusion au Maroc en 1934 au même titre que toute
la presse d'inspiration nationaliste.
En dépit des vexations, et arrestations à l'intérieur, la campagne internationale de presse suscitée depuis Paris, le Caire et le Nord-Maroc oblige les autorités coloniales à vider le Dahir de
tout sens en avril 1934. Les années 1933-1934 voient l'apparition du Comité d'action marocaine, regroupement autour de cellules créées à Fès (Allal El Fassi et Mohamed Hassan El Ouazzani), Rabat
(Ahmed Balafrej et Mohamed Lyazidi), Salé (Saïd Hajji, Ahmed Maâninou, Mohamed Hassar, Boubker El Kadiri) et Tétouan (Abdesslam Bennouna, Abdelkhalek Torrès, Mohamed Daoud) des jeunes
nationalistes urbains. Le CAM constitue le cœur historique du mouvement nationaliste marocain. Dès 1934, il participe à la rédaction de la plate-forme du CAM connue sous le nom de "Plan de
Réforme". Son nom n'apparaît pas dans le document, car il négocie dans le même temps l'autorisation d'ouvrir l'école M'hammed Guessous à Rabat, première école marocaine non coloniale bilingue,
qui sera le creuset de la nouvelle élite marocaine de l'après-indépendance.
Ce document, un mémoire imprimé de 134 pages sur la politique française au Maroc, d'inspiration réformiste et qui ne contient alors aucune demande d'indépendance est publié en arabe puis en
français en novembre 1934. Son argumentaire, très juridique dans sa forme, demande simplement le respect par l'autorité coloniale de ses propres lois. Ignoré des milieux de la gauche
parlementaire parisienne, il ne reçoit aucun commentaire des autorités de la République française. En février 1937, il devient le secrétaire général du CAM, remplaçant Mohamed Hassan El Ouazzani
qu'une ambition inquiète au moins égale à celle de Allal El Fassi pousse à créer avec une petite poignée de militants sa propre organisation, qui deviendra bien plus tard le modeste PDI. À
l'interdiction du CAM par l'autorité coloniale, il répond par l'organisation en avril 1937 à Rabat du congrès clandestin du nouveau "Parti national". Les incidents d'octobre 1937, entrainent
arrestations, et bannissement des cadres dirigeants, dont Allal El Fassi exilé au Gabon pour neuf ans. Ces évènements marquent l'abandon définitif par cette jeunesse nationaliste marocaine de
l'espoir d'un quelconque partage du pouvoir avec les autorités coloniales.
Fin de l'occupation coloniale et indépendance totale, telles sont les conclusions tirées par l'ensemble de la société marocaine, paradoxalement privée pour cinq ans de ses activistes les plus
efficaces. Alors en cure en sanatorium en Suisse, Ahmed Balafrej échappe à la rafle. Il n'a que 29 ans et est un des rares chefs nationalistes à peu près libre de ses mouvements. La défaite de la
France en juin 1940 modifie l'équilibre des puissances coloniales. Comme tous les nationalistes des colonies françaises à la même époque, au milieu d'une guerre qui n'est pas la leur, Ahmed
Balafrej en profite pour pousser le plus loin possible la cause de l'indépendance. À l'été 1940, il s'installe à Tanger, que les autorités espagnoles, profitant de l'invasion de la France par
l'armée allemande, annexent depuis le 14 juin 1940. Les nouveaux maîtres des colonies, enivrés par leurs victoires militaires, affichent des intentions sinon illisibles, pour le moins équivoques.
L'Italie fasciste revendique l'annexion de tout le Maghreb arabe, Maroc compris, alors que l'Allemagne nazie veut faire sortir l'Espagne fasciste de son neutralisme en lui concédant l'annexion de
tout le Maroc. Dans le même temps, la propagande pro-nationaliste de Radio Berlin ou Radio Bari, relaient tous les actes de résistance nationaliste censurés par l'administration coloniale. Peu
nombreux sont les esprits clairvoyants capables en cette automne 1940 de donner des directives claires au combat nationaliste. Balafrej assume ses responsabilités.
À l'instigation de Chekib Arslan, qui organise l'entrevue, il se déplace de Suisse à Berlin quelques jours en octobre 1940, pour signifier au ministère allemand des Affaires étrangères la
nécessité de reconnaître au plus vite l'indépendance du Maroc. "je suis en train de voir à quelle sauce nous serons mangés, mais je puis vous dire dès à présent : ne vous laissez pas prendre au
chant de la sirène allemande" écrit-il dans un courrier adressé à ses compagnons. Il est de ces figures du nationalisme arabe qui s'opposent catégoriquement à toute alliance avec le nazisme,
refusant par avance tout soutien des forces de l'Axe, qui de toute manière ne viendra jamais. Il revient clandestinement au Nord Maroc fin 1940, avant d'être de nouveau autorisé en décembre 1942
à circuler dans son pays, à la faveur de l'opération Torch, qui au prix de 1 800 morts permet le débarquement des troupes anglo-américaines sur les côtes casablancaises.
La population marocaine, en cette fin 1942, est dans un état général alarmant, en situation de quasi-famine, aggravée par une épidémie de typhus qui décime villes et campagnes. L'alimentation est
rationnée, odieusement plus pour les Marocains que pour les colons ; l'administration coloniale, dont la parenthèse pétainiste a durablement exacerbé le racisme anti-arabe, musulmans et juifs
confondus passe sous le contrôle du gouvernement de la France Libre du Général de Gaulle. Hormis de timides
approches, vite rompues, en 1943 avec Allal El Fassi toujours en exil, c'est plutôt par la surveillance de la sécurité militaire que se poursuit le contact entre nationalistes et nouvelles
autorités coloniales.
La nouvelle donne vient du sultan qui rencontre le 22 janvier 1943 en tête-à-tête le président Roosevelt, en marge de la conférence d'Anfa. Assuré du soutien américain au rétablissement de la
monarchie, il décide dès cette date d'assumer publiquement la revendication indépendantiste. Il s'y tiendra jusqu'à l'indépendance. En 1944, ayant intelligemment anticipé le processus de
décolonisation que les Anglos-Français allaient inévitablement engager après leur victoire sur l'Allemagne nazie, il est le rédacteur historique du Manifeste de l'indépendance (Ouatiqate
al-Istiqlal) signé par 67 de ses amis nationalistes et contribue à la fondation du parti de l'Istiqlal en 1944, dont il devient le premier secrétaire.
Soumise publiquement au sultan le 11 janvier 1944, cette première revendication publique de l'Indépendance entraine le 28 janvier 1944, son arrestation par la sécurité militaire française aux
ordres de Philippe Boniface, ainsi que celle de 17 des signataires, au motif... "d'intelligence avec l'ennemi". L'explosion de colère qui suit fait soixante morts, et n'empêche pas, après quatre
mois de prison sans jugement son exil en Corse en mai 1944. Seul son état de santé fait d'ailleurs renoncer les autorités à l'exiler à Madagascar, après l'avoir menacé de la peine de mort dans un
procès vidé de toute raison et qui ne verra jamais le jour. Amnistié et de retour au Maroc en juin 1946, il fonde en septembre le premier quotidien national arabophone, Al Alam, dont il est le
premier rédacteur en chef.
En 1947, à l’issue du discours historique du sultan Mohamed V où ce dernier se rallie officiellement aux thèses indépendantistes, le lobby colonial français fait pression pour imposer le général
Juin, extrémiste colonial, comme "Résident général au Maroc". Dès 1947, Ahmed Balafrej met sa famille à l'abri à Tanger, puis à Madrid, à partir de laquelle il mène une campagne diplomatique aux
États-Unis, en Suisse, en France et en Espagne afin d'y promouvoir la cause marocaine. Secrétaire général du Parti de l'Istiqlal,il est surtout, pour ceux qui l'ont côtoyé à cette époque, le
ministre des affaires étrangères du Maroc indépendant avant l'heure. Il accorde la priorité à l'internationalisation de la cause nationale et poursuit l'offensive diplomatique pour la
reconnaissance de l'indépendance.
Il anime notamment à New York le "Bureau marocain d'Information et de Documentation", véritable porte-parole de la cause marocaine, dont il pilotera les communiqués y compris lors de ses
fréquents voyages. Sa stratégie, en partie payante, consiste à obliger le gouvernement français à négocier l'abandon de ses prérogatives en matière de police, de diplomatie, de monnaie et d'armée
à toute autorité marocaine souveraine dans des frontières internationalement reconnues. Protégé par un passeport diplomatique pakistanais, il obtient rapidement le soutien des pays non-alignés.
Il doit par contre batailler ferme pour convaincre la diplomatie américaine de transférer de son allié français à un pouvoir marocain indépendant la défense de ses intérêts stratégiques en
Méditerranée. Ainsi en octobre 1953, il défend la cause du Maroc indépendant devant l'assemblée générale des Nations Unies. Le vote d'une résolution demandant l'autodétermination du Maroc, est,
avec la naissance du non-alignement six mois plus tard à la conférence de Bandung, l'évènement qui fait prendre conscience aux autorités françaises que l'indépendance est inéluctable.
En décembre 1952, la violente manifestation des carrières centrales de Casablanca, en protestation contre l'assassinat terroriste du chef syndicaliste tunisien Ferhat Hached est le prétexte
exploité pour décapiter le mouvement national, toutes organisations confondues. La troupe fusille les manifestants faisant une centaine de morts, emprisonne quelque quatre cents cadres du parti
de l'Istiqlal, exile ses quarante plus hauts responsables. Le sultan lui même est exilé avec sa famille à Madagascar en 1953. Depuis 1952, mais particulièrement en 1954, la répression violente de
toute expression publique indépendantiste, la fuite à l'étranger ou la clandestinité des principaux cadres dirigeants du parti de l'Indépendance, l'aide militaire soviétique très opportuniste au
nationalisme égyptien triomphant favorisent la naissance d'une résistance armée. La "politique par les armes" vient concurrencer "les armes de la politique".
Se jouant de la tolérance de l'occupant espagnol du Nord-Maroc, s'organisent à Tetouan les premiers groupes de jeunes résistants qui d'abord répliquent à la violence raciste des quatre cent mille
colons que compte alors le Maroc. Puis progressivement, autour de Nador, avec le soutien des premiers chefs du FLN algérien, se constitue une Armée de Libération du Maroc (ALM), qui, fin 1955,
opère sur un territoire d'une centaine de kilomètres du Rif au Moyen Atlas. Le contrôle de ces groupes armés devient un enjeu stratégique pour les acteurs de l'indépendance : parti de l'Istiqlal
(Allal El Fassi, Ben Barka, Torres), émissaires de la famille royale (Dr Khatib, ou irrédentistes (Sanhaji,
Mesaadi).
De conviction autant que de caractère, Balafrej privilégie les armes de la diplomatie. Contrairement à Allal el Fassi qui, du Caire, se revendique chef de la résistance secrète, il maintient une
distance, mais sans jamais la condamner avec l'action armée. Jamais il ne prend parti dans les violents affrontements pour le contrôle des groupes armés qui émaillent les premières années de
l'indépendance. Incapable de résister aux pressions internationales, notamment américaines, Paris se cherche au Maroc des interlocuteurs avec qui fabriquer une autorité marocaine certes
indépendante mais docile, et maintenir sa présence militaire sur tout le Maghreb pour jouer à égalité avec la puissance atlantiste américaine. Ainsi en août 1955, s'inspirant des négociations
avec Bourguiba qui amènent à l'indépendance de la Tunisie, le gouvernement français décide de négocier avec le parti de Balafrej, considérés jusque là, lui et ses compagnons, comme des
extrémistes.
Une délégation française de cinq ministres conduite par Edgar Faure rencontre à Aix-les-Bains, après quelques notabilités collaboratrices, ou opportunistes, ou peu représentatives comme le PDI,
une délégation de l'Istiqlal conduite par le jeune Abderrahim Bouabid. N'ayant pas été autorisé à séjourner en France, Balafrej, depuis Genève où la délégation se concerte quotidiennement, suit
et oriente les pourparlers. Conscient des risques de généralisation de la violence politique, autant que du hold-up possible de l'indépendance par quelques influents notables tribaux, il fixe les
priorités du parti de l'Indépendance : retour d'exil du sultan comme préalable non négociable, puis constitution, sous l'autorité du sultan, d'un gouvernement de transition, enfin abrogation du
traité de Fes, début officiel de la colonisation. C'est ce scénario que l'Histoire retient.
Sans son inflexibilité et celle des négociateurs de l'Istiqlal, jamais le Maroc n'aurait accueilli le retour du sultan Mohamed V et de sa famille de son exil forcé début novembre 1955. Cette
dette, que lui doit la famille royale, explique pour partie la fidélité singulière qu'il entretient avec le sultan Mohamed V, puis son fils Hassan II, jusqu'au divorce de 1972. En novembre 1955, le sultan du Maroc et le prince Hassan reviennent au Maroc. Leur retour triomphal dont la mémoire populaire garde le souvenir encore aujourd'hui, est
organisé et protégé par le trémulant Ben Barka, efficace "intendant" du parti de l'Istiqlal. La famille royale, assaillie de témoignages individuels d'allégeance ou de ralliement, prend
conscience de la représentativité incontestable du parti dont Balafrej est le stratège.
S'engage une compétition pour le contrôle du pouvoir exécutif où Balafrej tente d'amener le sultan à composer le gouvernement de transition en fonction d'un programme et non d'un équilibre de
rivalités dont le cabinet royal serait l'arbitre. Le 22 novembre 1955, il convoque et obtient à Madrid l'accord des dirigeants historiques de l'Istiqlal, y compris Allal el Fassi dont la rivalité
personnelle est de notoriété publique, sur le programme assigné au gouvernement provisoire que le sultan s'apprête à constituer. Rapidement, son retour d'exil avec ses compagnons le 25 novembre
1955, et le congrès extraordinaire du parti de l'Istiqlal qu'il organise à Rabat en décembre 1955 et qui le confirme à son poste de secrétaire général, autorise la promulgation du premier
gouvernement marocain de transition. La voie s'ouvre de l'abrogation du traité de Fès et de la déclaration d'indépendance du Royaume du Maroc, le 2 mars 1956.
Esprit moderniste, inspiré autant par la pensée d'un C. Arslan que d'un J. Al Afghani, il sut capter et intégrer dans son combat politique la rigueur morale de Français anti-coloniaux tels que
R.J. Longuet, D. Guérin, C.A. Julien, F. Mauriac, autant que le respect de politiciens français de l'époque (Edgar
Faure ou Pierre Mendès France). En mars 1956, l'indépendance confie le pouvoir à un gouvernement de
compromis où son parti accepte de ne compter que 9 ministres sur 21, conformément aux accords de la Celle-Saint-Cloud. Le prince Hassan prend le commandement de la nouvelle Armée nationale, secondé par le capitaine Oufkir, fils de collaborateur et ancien
gradé de l'Armée française.
Désormais indépendant, le Maroc doit d'urgence organiser la représentation internationale de ses intérêts. Le 26 avril 1956, Ahmed Balafrej devient officiellement le premier ministre des Affaires
étrangères du Royaume du Maroc indépendant. Il est reconduit à ce poste dans le second gouvernement de M'barek Bekkai. Il est le vrai fondateur et initiateur de la diplomatie marocaine. C'est lui
qui ouvre les premières ambassades du Maroc à l'étranger, qui installe les premiers consulats et qui concrétise l'adhésion du Maroc aux grandes organisations internationales dont l'ONU en juillet
1956, La Ligue des États Arabes et l’organisation de l’Unité Africaine. Sa première mission est la signature de la convention franco-marocaine du 20 mai 1956 consacrant la fondation
d'une diplomatie marocaine affranchie de la tutelle française. Puis s'ajoutent la libération de Tarfaya négociée avec l'Espagne, alors colonie espagnole, ainsi que le retour de Tanger sous
autorité marocaine.
Sans cadres expérimentés, dépendant des flux commerciaux et financiers d'une France dont il s'émancipe, assurant sa sécurité intérieure par l'intermédiaire d'un parti de l'Istiqlal aux penchants
autoritaristes hérités des années de clandestinité, le gouvernement Bekkaï ne résiste pas aux affrontements de clans et de personnes. Le sultan se résout à nommer le 12 mai 1958 Balafrej Premier
ministre du premier et unique gouvernement intégralement istiqlalien de l'histoire du Maroc. Jusqu'au 2 décembre 1958, il œuvre à la construction d'une monarchie constitutionnelle moderne pour le
Maroc. Une de ses actions marquantes est la promulgation du code des libertés publiques et du droit d'association, largement inspiré du code républicain français en la matière.
Cette loi, bien que très largement violée depuis son édition, n'a jamais été remise en cause. Elle reste le fondement juridique et la singularité marocaine autant du multipartisme que de
l'existence légale d'organisations non gouvernementales, creuset potentiel d'une société civile en devenir. Il affiche une position nationaliste intransigeante en ce qui concerne les présences
militaires françaises et américaines sur le sol marocain mais sans avoir réellement les moyens de sa politique. C'est le prince Hassan devenu le roi Hassan II, en sa qualité
de chef d'état-major des Armées, qui négocie personnellement et obtient l'évacuation, définitive en 1960, pour les militaires français, en 1963 pour les bases américaines présentes sur le sol
marocain.
Une situation de violence politique secoue le Maroc nouvellement indépendant en cette fin d'année 1958. Dessaisi du contrôle de la nouvelle armée commandée par le prince Moulay Hassan, éloigné de
l'appareil exécutif du parti et des violentes luttes de clans qui le secouent, forcé de négocier pied à pied et au moindre coût la récupération des prérogatives encore sous contrôle des
ex-puissances coloniales, le Premier ministre Balafrej en tire les conséquences et présente la démission de son gouvernement. L'unité du Mouvement national qu'il incarnait vole en éclat avec la
série de scissions dès janvier 1959. L'épilogue de ce demi-siècle de combat pour l'indépendance du Maroc est scellé avec la suppression, sur proposition d'Allal El Fassi, de son poste de
secrétaire général du Parti de l'Istiqlal au congrès de janvier 1960.
En 1962, il est une nouvelle fois nommé brièvement par Hassan II ministre des Affaires étrangères, puis de 1963 à
1972, représentant personnel du Roi, fonction protocolaire en marge d'un ministère des Affaires étrangères contrôlé par les hommes de confiance du Cabinet royal8. Il est à ce jour le seul à
s'être vu attribuer cette fonction, qui, tout en rendant hommage à ses qualités d'homme d'État, « dépolitise » l'ancienne tête d'un parti en rivalité d'hégémonie avec le Palais. En 1972,
l'arrestation arbitraire, les tortures et la condamnation de son fils Anis, activiste politique anti-monarchiste, le font démissionner de toutes ses fonctions officielles.
Il reste un des seuls hommes politiques marocains ayant eu le courage d'imposer sa démission dans un système politique où cet acte de liberté individuelle reste inconcevable. De cette date, il se
retire de toute activité politique, et s'éteint en mai 1990 à Rabat des suites d'une longue maladie. Lieu choisi par lui de son vivant, il repose à l'intérieur de la mosquée Moulay Mekki au cœur
de la Médina de Rabat, comme pour signifier aux générations futures que ce combat d'une vie s'inscrit dans la continuité de celui de ses ancêtres, pour la défense de la liberté de conscience et
de la culture islamique, pour l'égalité et la dignité du peuple marocain. Ahmed Balafrej épouse Fatima Bennani, fille de Haj Jilali Bennani, un des premiers militants de la cause nationaliste de
Kénitra et signataire du Manifeste de l'indépendance en 1944, et sœur d'un autre signataire du même manifeste, M'hammed Bennani.
De ce mariage naissent cinq enfants. Dans l'ordre chronologique : deux filles, Souad intellectuelle qui fut un temps directrice du premier lycée de jeunes filles du Maroc indépendant, et Leila
professeur de médecine, un fils Anis né en Corse lors de l'exil de la famille sous le protectorat français, diplômé de l'École centrale Paris, PDG d'un des plus grands bureaux d'études marocains
en matière d'infrastructures notamment autoroutières, et deux autres filles elles aussi médecins, May "Mia" décédée en 2009, et Amina. Leila, May et Amina sont parmi les premières professeurs de
médecine du Maroc.