Boukharine Nikolaï
Nikolaï Boukharine est né à Moscou de parents instituteurs. Profitant d'une éducation paternelle bienveillante, ce très bon élève passionné de mathématiques fréquente les meilleurs établissements moscovites. En 1906, à 17 ans, il adhère au Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) après l'avoir soutenu lors des événements de 1905. Membre, en 1908, de la faction bolchevique de ce parti, il est poussé à l'exil en 1911. Il ne revient pas en Russie avant les débuts de la révolution de février 1917. Pendant cette période, il a vécu successivement en Autriche, en Suisse, en Suède et aux États-Unis.
Pendant son exil, il rédige plusieurs ouvrages et participe à la revue Novy Mir (Un Nouveau Monde) en collaboration avec Léon Trotsky et Alexandra Kollontaï. Il se construit à cette époque une stature de dirigeant mais surtout de théoricien brillant. Assez éclectique, il ne craint pas les querelles théoriques avec Lénine mais ce dernier ne lui en tient pas rigueur si on en juge par les emprunts que le leader du POSDR n'hésite pas à lui faire. Ainsi l'opuscule de Boukharine sur l'impérialisme inspirera plusieurs textes ultérieurs de Vladimir Illitch.
Après son retour en Russie en avril 1917, il devient l'un des responsables bolcheviques de Moscou les plus en vue puis est élu au Comité central. Après le succès de la révolution d'Octobre, il est chargé de l'édition de la Pravda. Il porte alors le fanion de l'ultra-gauche. Sa jeunesse (il a 29 ans) fait de lui le phare des jeunes révolutionnaires maximalistes.
Dès cet instant et jusqu'à sa mort, Boukharine a deux visages, celui du révolutionnaire extrémiste capable de théoriser ses vues maximalistes pour le bonheur du peuple russe, celui du combattant qui n'hésite pas à exclure les opposants lors de la guerre civile ou, plus tard, dans la lutte pour le pouvoir après la mort de Lénine. Cette approche apparaît contradictoire avec celle, tout aussi vraie, de l'homme empli de douceur, « saint plus que rebelle », de petite taille, séduisant, aimé des enfants, collectionneur de papillons, à l'aise partout, dans les usines ou à la tribune, capable de mansuétude envers ses ennemis et les opposants.
Il est difficile de trancher entre ces deux faces, Boukharine alternant constamment entre ces deux pôles. Pour autant, les variations de toutes ces positions idéologiques, stratégiques et tactiques contribueront sans nul doute à préparer l’échec ultime devant un Staline plus cynique et moins changeant.
Après Octobre, Boukharine prône la guerre révolutionnaire à outrance. Il dirige l'opposition communiste de gauche à la signature du traité de Brest-Litovsk, espérant que les bolcheviks pourront utiliser les circonstances de la guerre pour devenir le porte-étendard mondial de la grande révolution prolétarienne. En effet, outre le célèbre ABC du Communisme (paru en 1919 et écrit avec Evgueni Preobrajenski) qui montre des dons indéniables de pédagogue, Boukharine se heurte ensuite à Lénine sur l'idée du « capitalisme d'État ». Il rédige en mai 1920 L'Économique de la période de transition, ouvrage théorique et difficile d'accès qui fait l'apologie du communisme de guerre, moyen durable de parvenir au socialisme.
Volte-face surprenante en 1921, Boukharine approuve la mise en place de la NEP (Nouvelle politique économique). Certains considèrent que ce changement radical d'opinion, de la gauche vers la droite, conforte une appréciation de Lénine, formulée dans son « testament politique », selon laquelle Boukharine n'aurait jamais complètement assimilé et compris la dialectique marxiste.
Il est possible aussi de penser que Boukharine, prenant conscience de la réalité du pouvoir absolu qu'il a contribué à construire durant la guerre civile, tente à présent de l'atténuer, ce qui passe par un assouplissement des conditions de vie de la population, liée à une réévaluation de ses analyses économiques. Boukharine ne reviendra jamais à ses opinions radicales du début de la révolution. Cette évolution va aussi marquer le début des erreurs stratégiques et tactiques dans la lutte pour la succession de Lénine. Cependant, il n'en remplace pas moins Lénine malade au Bureau politique en 1922 avant d'en devenir membre l'année suivante. Il préside en 1926 l'Internationale communiste (Komintern).
À partir de 1926, Boukharine, considéré alors comme leader de l'aile droite du Parti communiste, s'allie à la tendance centriste dirigée par Staline qui constitue alors la faction dirigeante après que ce dernier eut rompu son alliance antérieure avec Grigori Zinoviev et Lev Kamenev. Boukharine développe alors la thèse du « socialisme dans un seul pays » selon laquelle le socialisme - représentant dans la théorie marxiste la première étape vers le communisme - pouvait être mis en œuvre dans un seul pays isolément. Cette nouvelle théorie signifiait que la révolution ne devait pas, par nécessité, être encouragée dans les pays capitalistes, la Russie pouvant à elle seule réaliser le socialisme. Cette thèse devait continuer à inspirer et à marquer le stalinisme bien après la liquidation de Boukharine, victime des Grandes Purges.
Boukharine, solide allié de Staline, apporte non seulement des arguments déterminants dans la victoire du Duumvirat mais n'hésite pas aussi à cultiver l'intolérance contre ses ennemis. Il apporte à Staline au XVe Congrès de décembre 1927 une aide décisive dans l'écrasement des adversaires. Au début de 1928, Boukharine semble être le grand vainqueur des affrontements mais, peu à peu, il découvre le danger de la toute puissance du Secrétariat général. Il croit cependant bénéficier encore d'une position de force suffisante pour arrêter Staline. Alors qu'il essaie de remplacer ce dernier dans son poste au Plénum de juillet 1928, il découvre avec ses partisans, non sans stupeur, que toutes les délégations sont minées de l'intérieur. Attaqués de toutes parts, Boukharine et ses alliés adoptent un profil bas pour sauver ce qui reste de leurs positions. Cette prudence est inutile. Le 17 novembre, Boukharine, Alexeï Rykov et Mikhaïl Tomsky sont exclus du Politburo.
Vainqueur des autres factions, Staline choisit alors une stratégie économique totalement opposée aux précédentes options de son camp. Outre l'industrialisation immédiate, Boukharine s'opposait aussi à la collectivisation de l'agriculture prônée par son adversaire mais il n'a plus les moyens d'agir, ni d’influencer le Parti. Outre sa mise à l'écart des instances intérieures, il a aussi perdu son poste au Komintern où ses partisans, menés au niveau international par le communiste américain Jay Lovestone, sont taxés de « droitiers » et exclus de l'organisation. Ils fondent alors, sorte d'exportation des thèses de Boukharine, un parti communiste d'opposition à l'étranger.
Temporairement réhabilité et nommé responsable de l'édition des Izvestia en 1934, Boukharine a abdiqué à peu près totalement. Bon nombre de ses partisans ont été éliminés, liquidés, emprisonnés. Il s'efforce de ne pas donner de prise à la critique. Resté membre du Parti, il garde cependant une grande autorité au-delà de son faible rôle politique. Pour autant, même s'il ne s'est jamais abaissé à participer au culte inouï qui se met en place peu à peu dans tout le pays au bénéfice de Staline, il a dû à maintes reprises accepter d'avaler les couleuvres que le GenSec lui présentait.
En juin 1936, il rencontre brièvement l'écrivain français André Gide à deux reprises au début du célèbre voyage de celui-ci en URSS. Une troisième rencontre - demandée à Gide par Boukharine - tombe à l'eau sans explication. Selon Gide, cet empêchement n'est pas du fait de Boukharine, étroitement surveillé et en pleine disgrâce.
Dès août 1936, lors du procès Zinoviev-Kamenev, Boukharine est mis en cause par les inculpés, mais il bénéficie encore de la protection des modérés du Comité central. La disparition de ces derniers peu avant le procès de Karl Radek en janvier 1937 permit cette fois à l'accusation d'aller jusqu'au bout.
En février 1937, il est arrêté avec Rykov. Treize mois plus tard, le 2 mars 1938 s'ouvre un procès à grand spectacle où, avec ses 18 co-inculpés qualifiés de « bloc anti-soviétique des droitiers et des trotskystes », Boukharine est accusé de tous les forfaits anti-soviétiques. Il n'a pas subi de torture physique mais la menace qui pèse sur son fils de deux ans et sur sa jeune femme suffisent à le convaincre de reconnaître les chefs d'accusation. Durant le procès, il fait preuve d'une attitude plutôt digne, acceptant en bloc les accusations délirantes de Vychinski, mais en refusant d'en endosser les détails. Le 15 mars 1938, on annonce à Moscou que Boukharine a été exécuté. Certaines sources connues quelques années plus tard indiquent que « Boukharine et Rykov sont morts en maudissant Staline, sans implorer grâce, ni ramper sur le sol de leur cellule comme Zinoviev et Kamenev ».
Peu avant son arrestation, Boukharine a dicté son testament à sa femme qui l’apprit ensuite par cœur. Ce texte ne fut porté à la connaissance de la population soviétique qu'un demi-siècle plus tard. À l'heure de mourir, Boukharine écrivait avec une grande lucidité :
« Je suis accablé par l'impuissance ressentie face à la machine infernale qui, avec des méthodes moyenâgeuses, déploie une force titanesque, produit des mensonges à la chaîne selon un plan soigneusement concerté et dont l'audace rivalise avec l'assurance. (…) Je suis membre du Parti depuis l'âge de dix-huit ans, et le combat pour les intérêts de la classe ouvrière, pour la victoire du socialisme, est l'unique but de ma vie. (…) Je me suis plus d'une fois trompé sur les voies de la construction du socialisme, je demande seulement que la postérité ne me juge pas plus sévèrement que Vladimir Ilitch ne l'a fait. Les premiers, nous nous sommes engagés vers un but unique, empruntant un chemin que personne n'avait encore pris. C'était une autre époque, avec d'autres pratiques. Dans la Pravda, une colonne était réservée à la discussion, tout le monde y participait, les uns comme les autres nous nous efforcions de trouver des voies nouvelles, nous nous disputions, pour nous réconcilier ensuite et avancer ensemble. Je m'adresse à tous les membres du Parti. (…) Dans ces jours, qui sont peut-être les derniers de mon existence, je garde la conviction que la vérité historique lavera mon nom de toute la boue dont il a été souillé. (…) Sachez camarades que sur le drapeau que vous portez, en marche triomphale vers le communisme, il y a aussi une goutte de mon sang ! » — Nicolaï Boukharine.
Dans les années 1970, le travail de l'universitaire britannique Ken Coates de la Fondation Bertrand Russell, a été à l'origine d'une campagne pour la réhabilitation du leader bolchévik. Nikolaï Ivanovitch Boukharine a été officiellement réhabilité par les autorités soviétiques en 1988. Sa veuve, qui était beaucoup plus jeune que lui, a entrepris d'écrire un livre sur la vie de son mari, et a donné, en 1989 et 1990, une série de conférences à travers le monde, pour défendre l'héritage de Boukharine.