Le suicide de Robert Boulin, ministre du Travail
Robert Boulin : homme d'État français, né en 1920. Député-maire de Libourne. Ministre du général de Gaulle, puis des présidents Pompidou et Giscard d'Estaing. Détenteur du record de longévité ministérielle. Mort le 29 octobre 1979, à Montfort-l'Amaury.
Un mot manque à ce qui aurait dû être la biographie express de l'homme qui, pendant vingt ans, a été le type même du grand commis de l'État, animé par le seul souci de son pays : suicide, car Robert Boulin a préféré la mort au déshonneur.
Le destin met Henri Tournet sur le chemin du jeune ministre Robert Boulin au début des années 60. Le ministre n'entend rien aux affaires. Son nouvel ami y navigue depuis la Libération. À deux ou trois reprises, Robert Boulin le laisse utiliser son nom pour obtenir la confiance d'organismes financiers.
Ramatuelle
Henri Tournet vend, en 1972, une partie de sa propriété de Ramatuelle à trois commerçants normands. À la suite d'une erreur du notaire chargé de la transaction, Me Groult, la vente n'est pas enregistrée. Et lorsque Tournet convainc, en 1974, son ami Boulin d'acheter à son tour 2 ha de ces terrains boisés, il lui revend une partie de ce qui a été déjà vendu. Pas pour très cher : 40 000 F, et, semble-t-il, le ministre a été remboursé ensuite de cette somme par le promoteur.
Sur cette histoire de double propriété, le piège se referme sur le ministre du Travail et de la Participation, harcelé par Tournet, qui lui réclame une intervention auprès de l'Administration pour obtenir des permis de construire sur le terrain de Ramatuelle. Ce qui, espère le financier, calmera les acheteurs normands. Robert Boulin, lui, a pu sans problème faire construire une villa de vacances sur ses 2 ha de pinède.
L'embrouille débouche finalement sur une plainte instruite à Caen par un jeune magistrat, Renaud Van Ruymbecke. Celui-ci va dévider brin à brin l'écheveau, inculpant Tournet de faux en écritures publiques et s'intéressant de très près au compte bancaire de Robert Boulin.
Henri Tournet passe un mois en prison durant l'été 1979 et, libéré sous caution, ulcéré d'avoir été rayé de l'ordre de la Légion d'honneur, se met à multiplier les indiscrétions auprès des journalistes. L'affaire éclate au grand jour à l'automne, d'abord dans Minute, puis dans le Canard enchaîné et le Monde. Robert Boulin tente de se défendre, fait appel à ses amis politiques, à ses collègues, notamment Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, mais perd pied peu à peu.
Rambouillet
Après avoir déjeuné, le 29 octobre, avec son fils au ministère du Travail, il part seul dans sa 305 bleu métallisé pour les étangs de Hollande, en forêt de Rambouillet, où il aimait à faire du cheval. Là, il absorbe un puissant calmant, puis se dirige vers l'étang Rompu, où il se laisse mourir dans un mètre d'eau.
Inquiets do son retard, ses collaborateurs alertent sa famille. Dans la corbeille à papiers du ministre, un brouillon de lettre, où il est question de suicide et des étangs de Hollande, met sa famille puis les gendarmes sur la piste du désespéré. On retrouve son corps le mardi 30 au matin.
Aussitôt la presse est prise à partie. De nombreuses voix s'élèvent dans la classe politique pour la rendre responsable, par ses « révélations », du suicide du ministre du Travail. Jacques Chaban-Delmas, à la tribune de l'Assemblée, parle d'« assassinat », et Raymond Barre voit dans ce suicide les conséquences « de certaines ignominies et d'une grande bassesse ».
Le lendemain, les responsabilités supposées des journalistes passent au second plan. Robert Boulin, avant de se tuer, a écrit à plusieurs journaux et à certains de ses amis politiques. Expliquant qu'il met fin à ses jours parce qu'« un ministre en exercice ne peut être soupçonné », il dénonce trois responsables de son drame : « un escroc paranoïaque », Henri Tournet, « un juge ambitieux, haineux de la société, désirant faire un carton sur un ministre », le juge Van Ruymbecke, et le garde des Sceaux, « plus préoccupé de sa carrière que du bon fonctionnement de la justice ». Le ministre expliquera qu'au nom de l'indépendance des magistrats il ne pouvait intervenir, et le juge recevra un brevet de travail bien fait du Conseil supérieur de la magistrature.
Fuites
L'affaire Boulin se déplace sur le plan politique, et on cherche qui a pu faciliter les fuites qui ont alimenté les articles sur l'affaire de Ramatuelle. Le président de la République tente de calmer les esprits en exhortant les Français « à laisser les morts enterrer les morts », et Raymond Barre affirme : « Il n'y a pas d'affaire Boulin, il n'y a qu'une affaire Tournet-Groult ».
Ce sont le notaire, Me Groult, et le promoteur, Henri Tournet, que jugeront pour « faux en écritures publiques » les jurés de Caen. Mais la naïveté, l'inconscience, peut-être le faux pas du ministre Robert Boulin seront au centre des débats.