Bell Gertrude
Gertrude Bell, née le 14 juillet 1868 à Washington au Royaume-Uni et morte dans la nuit du 12 juillet 1926 à Bagdad, est une archéologue, exploratrice, écrivaine, femme politique, espionne et diplomate britannique. Née dans une famille de la haute bourgeoisie industrielle britannique, Bell suit des études supérieures poussées et effectue dans sa jeunesse de nombreux voyages en Europe et au Moyen-Orient ce qui lui permet d'acquérir une bonne connaissance de ces régions. Après plusieurs années consacrée à l'alpinisme, elle s'adonne pleinement à l'archéologie dans l'Empire ottoman à partir de 1905. À partir de 1916, sa bonne connaissance de l'arabe et de la diplomatie de la région lui vaut d'être la seule femme agente de liaison auprès des nationalistes arabes au sein du Bureau arabe, une antenne du département des renseignements du Commonwealth installée au Caire. Bien que sous-estimée par ses pairs, son expertise du Moyen-Orient est largement reconnue par les officiels britanniques. Rattachée au Foreign Office, proche de Fayçal Ier à partir de 1919, elle joue un rôle important dans l'installation au pouvoir de la dynastie hachémite en Irak en 1921. Elle reste à la cour du roi où elle s'engage dans la préservation du patrimoine irakien. On lui doit la création du musée national d'Irak. Elle meurt d'une overdose médicamenteuse alors que sa famille connaissait une passe difficile. Figure paradoxale, elle était contre le droit de vote des femmes, mais a réussi à s'imposer parmi un monde d'hommes. De même, attachée au développement d'institutions archéologiques arabes, elle défendait cependant le « partage » des plus belles pièces avec les musées européens. Longtemps éclipsée par l'officier et écrivain Thomas Edward Lawrence, qui appartenait également au Bureau arabe, Bell est aujourd'hui en pleine redécouverte par le grand public et les historiens. Nicole Kidman l'a incarnée dans le biopic de Werner Herzog Queen of the Desert, sorti en 2015.
Gertrude Margaret Lowthian Bell naît dans une famille riche et influente le 14 juillet 1868 à Washington, dans le comté de Durham, au nord de l'Angleterre. Elle est la fille de l'industriel Hugh Bell et la petite-fille du maître de forges et homme politique libéral Isaac Lowthian Bell. Son milieu privilégié lui permet de bénéficier d'une bonne éducation et de la possibilité de voyager. Isaac Lowthian Bell encourage en permanence la curiosité de sa petite-fille. Gertrude peut donc bénéficier de sa fortune, ce qui lui permet de s'adonner à ses passions comme l'histoire et la littérature. Après être passée par le Queens' College de Londres, elle entre en 1886 à l'université d'Oxford, dans le collège pour femmes Lady Margaret Hall où elle brille dans ses études notamment en histoire moderne, où elle est la première femme primée, en 1888.
Après l'université, Bell voyage beaucoup, en particulier dans les lieux qu'elle a étudiés : en Allemagne de 1886 à 1896, en France de 1889 à 1894, en Italie de 1894 à 1896 ou à Constantinople en 1889. Elle cherche aussi à explorer des lieux plus exotiques. Elle fait deux tours du monde en 1897 et en 1902, s’arrêtant longuement en Inde, en Chine, en Corée, au Japon, au Canada ou aux États-Unis. Elle s'adonne pendant ses voyages à sa passion pour la photographie, prenant des clichés des monuments archéologiques, villes et habitations. Elle documente également largement par écrit et en photographie ses interactions avec la population locale (soldats, prêtres, etc.). Durant ses voyages, notamment en Suisse, elle développe une passion pour les montagnes et l'alpinisme qui la conduit à passer plusieurs étés entre 1897 et 1904 à gravir plusieurs sommets comme le Mont Blanc ou le Schreckhorn. Elle est la première Britannique à traverser la Meije en 1899 et les Drus en 1900 ; en 1901, avec ses guides Ulrich et Heinrich Fuhrer, elle réussit la première ascension de sept sommets dans les Engelhörner, un chaînon dans les Alpes bernoises. Un de ces pics, le Gertrudspitze (2 632 m), a été nommé en son honneur. En 1902, lors d'une tentative pour la première ascension de la face nord-est du Finsteraarhorn, elle reste bloquée trois jours dans la tempête avec ses guides, aventure décrite par John Percy Farrar comme l'une des plus grandes expéditions dans les Alpes. La région qui intéresse le plus Bell durant ces voyages de jeunesse est le Proche-Orient, dont les paysages et la culture la captivent.
Bell éprouve en effet le « désir de l'Orient », symptomatique de l’époque coloniale dans laquelle elle vit. En 1892, son premier séjour en Perse, où son oncle Franck Lascelles était ambassadeur, développe sa curiosité et son intérêt pour la région. Elle en tire son premier ouvrage, Safar Nameh: Persian Pictures, publié en 18946. Elle traduit également plusieurs poèmes persans. Son premier grand voyage au Proche-Orient se déroule entre 1899 et 1900 à Jérusalem où elle séjourne avec sa famille et étudie l'arabe et le persan. Avant la Première Guerre mondiale, elle fait ainsi de nombreux voyages en Syrie, Asie Mineure, Mésopotamie et dans la Péninsule Arabique, dont elle explore les endroits isolés. En 1905, un nouveau séjour au Proche-Orient lui permet de creuser son intérêt pour la période antique de ces régions. Elle étudie donc les ruines, l'architecture, les inscriptions, etc. Elle explore des sites peu connus comme le site de Tell Nebi Mend. Elle relate ce voyage de 1905 dans Syria: The Desert and the Sown, publié en 1907. En 1907, Bell se rend à nouveau dans l'Empire ottoman pour participer à diverses excavations aux côtés de William Mitchell Ramsay, d'abord en Turquie, comme à Binbirkilise, puis au nord de la Syrie, en Mésopotamie historique, à Ekalte. Elle rencontre d'autres universitaires auprès desquels elle perfectionne son approche géopolitique de la région et sa façon de rendre compte de son passé.
Voyage de 1909 en Mésopotamie
Son voyage suivant a lieu en 1909. En avril, elle arrive à Babylone. Elle s'installe avec la mission archéologique en place, dirigée par Robert Koldewey. Elle y retourne plusieurs fois, en mars 1911 et au printemps 1914 puis plusieurs fois pendant la Première Guerre mondiale. Elle participe aux excavations et à la découverte de recoins du palais de Nabuchodonosor II. Les méthodes employées par les chercheurs allemands et le travail minutieux de Koldewey font forte impression auprès de Bell qui s'emploie avec autant de rigueur dans son rôle de directrice des antiquités d'Irak. Ces passages à Babylone ont un impact conséquent sur sa compréhension et son appréhension de l'histoire de la Mésopotamie. Après sa première visite de Babylone, Bell se rend à Ctésiphon. Elle joue un rôle essentiel dans sa préservation, et notamment celle du Taq-e Kisra.
Elle est bien consciente que son histoire jouerait un rôle essentiel dans la reconstruction identitaire irakienne. Ainsi, elle y emmène Fayçal en 1921, peu après son couronnement. Il s'ensuit la première de nombreuses visites à Bagdad, où elle doit rencontrer le Consul-général britannique. C'est certainement la ville la plus importante pour Bell. Avec l'arrivée des forces britanniques en 1917, elle en fait sa résidence principale. Son intérêt, en plus de sa richesse architecturale et de ses antiquités, est également politique par la position centrale qu'occupe alors la ville dans les affaires mésopotamiennes. Forte de sa connaissance de cette région qu'elle vient de traverser, tant historiquement que socialement grâce aux discussions et aux liens noués avec les populations locales, elle est un atout non négligeable du corps diplomatique britannique de Bagdad.
Bell quitte le 12 avril 1909 Bagdad pour Samara. Elle critique le travail qu'avait publié quelque temps auparavant Ernst Herzfeld sur la ville, affirmant que « tout son travail est à refaire ». Elle trouve que les travaux de Herzfeld manquent de rigueur, de précision, montrant par la-même son attachement à la méthode et à rendre compte le plus précisément de ce qu'elle observe. Samara joue un rôle important dans la constitution des réseaux de Bell. Ses contacts avec les universitaires et chercheurs tels Herzfeld, Max van Berchem et Henri Violett et tous les échanges de connaissances auxquels elle prend part l'intègrent en partie dans le cercle des archéologues du Moyen-Orient. Son périple continue vers Assur où elle rencontre Walter Andrae avec qui elle tisse des liens forts. Elle termine ce séjour vers Nimroud avant de se diriger vers Mossoul. Ce voyage au cœur de la Mésopotamie forge le caractère de Bell. Bien que ses intentions premières soient archéologiques et universitaires, certains de ces contemporains tel que Walter Andrae y ont vu les prémices du rôle que Bell allait jouer lors de la Première Guerre mondiale. Ce dernier suspectait qu'elle fût en « mission diplomatique » (comprendre mission de renseignement) dès 1909 puis en 1911 pour le compte du Foreign Office.
L'espionne
À la déclaration de guerre, Gertrude Bell demande à être envoyée au Moyen-Orient, ce qui lui est refusé. Elle se porte alors volontaire de la Croix Rouge en France. En novembre 1915, l'archéologue David Hogarth, qui travaillait pour les services secrets britanniques, envoie Bell en Égypte pour évaluer le degré de sympathie des tribus bédouines envers la Grande-Bretagne. Elle arrive en février au Caire. Elle y retrouve d'autres archéologues censés assister les organisations secrètes nationalistes arabes contre l'Empire ottoman, regroupées au sein du Bureau arabe, qui venait d'être formé. Bell y retrouve Thomas Edward Lawrence, Charles Leonard Woolley ou encore Aubrey Herbert. La direction opérationnelle est confiée à Hogarth. Bell s'établit à l'hôtel Grand Continental du Caire d'où elle pilote ses activités sur la péninsule arabique. Son rôle dans le renseignement est rendu possible par ses relations. En vingt années de voyage, elle a glané de nombreux contacts précieux, auprès de divers groupes arabes, notamment les Druzes, les Dulaimen et les Chammar.
Sur ses notes figurent les points d'eaux, les alliances claniques, les liens et inimitiés entre tribus. Ainsi, ses analyses d'une grande justesse notamment sur Ibn Saoud, la Palestine ou bien les prétentions françaises au Moyen-Orient font de Bell une personnalité prisée des diplomates du Foreign Office. Le 3 mars 1916, Hogarth envoie Bell à Bassorah pour aider Percy Cox, chargé du maintien de l'ordre dans la région. Elle rencontre les cheikhs locaux, réussissant à gagner leur confiance pour les rallier aux Anglais. Son influence est telle que lorsque Hogarth envisage de rappeler Bell, Cox, pourtant initialement réticent à l'arrivée de Bell, souhaite la garder. Grâce à la qualité de son travail, elle est nommée Political Officer, ce qui officialise son travail. Lors de la prise de Bagdad en mars 1917, elle est chargée de trouver des relais locaux pour occuper Bagdad le plus pacifiquement possible. Elle est alors promue Oriental Secretary, seule femme à jouir de ce titre. Durant toutes ces années elle publie ses analyses dans l'Arab Bulletin, largement plébiscité par les autorités coloniales et expéditionnaires pour évaluer la zone. Le Foreign Office envoie de jeunes arabisants et des personnalités plus aguerries se former à ses côtés. Ainsi, Bell conseille notamment Lawrence d'Arabie et St. John Philby.
Indépendance irakienne
Au début de la guerre, Bell est attachée à l'idée de relier administrativement ces territoires à la Couronne britannique. Après trois années passées dans la région, elle change d'avis et écrit au Foreign Office qu'il n’existe « aucun moyen de maintenir le peuple de Mésopotamie sur la voie de la paix si ce n’est en lui donnant ce à quoi il ne renoncera pas volontairement. Un bon gouvernement, dirigé par d’autres, c’est-à-dire par nous, ne suffit pas ». Elle rejette la solution d'états pluri-ethniques et, depuis sa rencontre avec le prince Fayçal lors de la Conférence de la paix, soutient la solution monarchique. Son souhait de mettre Fayçal sur le trône d'Irak est à la fois rationnel et pragmatique mais aussi romantique. Toujours influencé par la connaissance de l'histoire, elle pense qu'un Hachémite, descendant direct du Prophète, est plus à même d'unir les peuples arabes. De plus, elle croit en une certaine prédestination et que le règne de Fayçal serait aussi grandiose que celui des plus illustres rois et conquérants de Mésopotamie. Bell continue dans cet immédiat après-guerre à servir d'interface entre les leaders arabes et le gouvernement britannique.
Le 13 mars 1921, Gertrude Bell prend part à une réunion réunissant agents et conseillers coloniaux ainsi que des officiers généraux — les « Quarante Voleurs » selon Winston Churchill. On compte parmi eux des figures essentielles du Moyen-Orient mandataire telles que T.E. Lawrence, Edmund Allenby, Percy Cox ou encore Churchill. Ils doivent trouver la solution la moins coûteuse pour maintenir l'Irak dans le giron britannique ; ce qui aboutit à la réduction des forces britanniques en Mésopotamie et à la mise en place de Fayçal à la tête de l'État. Pendant la conférence, elle ne ménage pas ses efforts pour que la Transjordanie et l'Irak soient dirigés par Abdallah Ier de Jordanie et Fayçal Ier d'Irak, deux fils de Hussein ben Ali, chérif de La Mecque, roi du Hedjaz, qui fut l'un des promoteurs de la révolte arabe de 1916 contre l'Empire ottoman.
Le 15 mars, avec Percy Cox, elle soutient le rattachement de la région kurdophone méridionale à l'Irak. Puis avec Cox, et sur ordre de Churchill (alors secrétaire des colonies), elle retourne à Bagdad où elle doit organiser un « mouvement de soutien spontané et populaire » à Fayçal pour légitimer les décisions prises au Caire. Ils se confrontent à la nouvelle alliance de Talib al-Naqib et du Naqib al-ashraf que Cox gère à l'anglaise, « exilant » l'un à Ceylan, rendant illégitime l'autre en raison de son grand âge. Tandis que Cox doit rallier difficilement les chiites au nord du pays, Bell se charge, quant à elle, de rallier les sunnites à Bagdad. Ces derniers, moins nombreux que les chiites, accueillent favorablement les plans britanniques de mettre des sunnites à la tête de l'État. Cox qui accompagne Fayçal dans le nord, rencontre lui les plus grandes difficultés à rallier les chiites qui se sentent marginalisés par la solution gouvernementale à dominance sunnite britannique. « Avec eux, on sait où on en est, écrit-elle, ils se laissent guider par la raison, à la lumière de leurs convictions ; alors qu’avec les chiites, si bien intentionnés soient-ils, à tout moment, un alim fanatique ignorant peut leur raconter que par ordre de Dieu et de lui-même ils doivent penser autrement. »
Le travail de Bell sur le papier semble avoir fonctionné. Début août, lors d'un plébiscite « représentant 96% de l'électorat » selon Cox, l'immense majorité des Irakiens approuvent le choix de faire de Fayçal Ier le roi d'Irak. Les frontières ainsi établies, intègrent, tout en les maintenant en minorité, les chiites et les Kurdes au nord du pays, s'assurant ainsi du contrôle des champs pétrolifères du nord. Bell devient une confidente du nouveau roi, et participe à ses conseils. La création de l'Irak à laquelle Bell vient de participer est une source majeure de tension avec la France pendant l'entre-deux guerres. Alors que la France vient d'expulser Fayçal de Syrie, la tension se renforce avec l'interception par les services français d'un mémorandum de Bell dans lequel elle écrit : « C’est le Druze qui permettra à ses frères syriens d’évincer les Français » car la France craint que les Britanniques soutiennent les Druzes dans leur révolte.
Après l'indépendance irakienne, Bell est gagnée par la dépression, elle qui vit pour le Moyen-Orient mais n'y a plus sa place. En Irak, Fayçal la délaisse, ne la réclamant plus à son conseil, et la relègue au rôle de préceptrice d'anglais de son fils. Elle préside la bibliothèque de Bagdad de 1921 à 1924 et supervise l'ouverture du Musée national d'Irak à partir de 1922. De sa position, elle assiste impuissante à la prise de contrôle américaine sur les champs pétrolifères et à la montée en puissance des Saoud qui venaient d'exiler chérif Hussein du Hedjaz. C'est aussi la période où la gloire du « Grand Lawrence » explose au grand public, jetant un voile sur les autres Britanniques impliqués en Mésopotamie. En 1925, elle revient brièvement au Royaume-Uni, affaiblie par les suites de son hépatite chronique, la malaria, et une dépression.
Elle retrouve ses parents qui ont été contraints d'abandonner leur château. La fortune des Bell n'est plus et la guerre a laissé ses traces sur le train de vie des aristocrates anglais qui voient leurs propriétés se faire racheter par de jeunes entrepreneurs américains. Elle décide finalement de retourner en Irak à la fin de l'année 1925, ne voulant pas mourir en Angleterre. Dès son retour, elle attrape une sévère pleurésie. Elle apprend par ailleurs le décès de son demi-frère de la fièvre typhoïde. Elle meurt dans la nuit du 11 au 12 juillet 1926 d'une overdose de somnifères, peut-être intentionnelle. Elle ne s'est pas mariée et n'a pas eu d'enfants. Elle est enterrée dans le cimetière britannique de Bagdad avec les honneurs militaires devant une foule officielle nombreuse. Elle lègue une partie de sa fortune à la British School of Archeology.