Lecanuet Jean
Jean Lecanuet, né le 4 mars 1920 à Rouen (Seine-Inférieure) et mort le 22 février 1993 à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), est un homme politique français. Agrégé de philosophie, il s'enrôle dans la Résistance avant de travailler, après la Libération, comme fonctionnaire au sein de plusieurs cabinets ministériels. Il est quelques mois secrétaire d'État entre 1955 et 1956. Il présente sa candidature à la première élection présidentielle française convoquée au suffrage universel direct, en 1965. Il mène une campagne dynamique au terme de laquelle il finit troisième à l'issue du premier tour, ce qui contribue à la mise en ballottage du général de Gaulle, auquel il oppose notamment une vision fédéraliste européenne.
En 1968, Jean Lecanuet devient maire de Rouen, mandat qu'il occupe jusqu'à sa mort. Entendant faire de sa ville natale la « capitale du Grand-Ouest », il procède à d'importants réaménagements urbains et dote la cité normande d'un réseau de tramway tout en œuvrant à la promotion du patrimoine historique. Il est deux fois ministre sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing : garde des Sceaux de 1974 à 1976, puis ministre de l'Aménagement du Territoire de 1976 à 1977. Centriste convaincu, il préside successivement ou parallèlement le Mouvement républicain populaire (MRP), le Centre démocrate (CD), le Centre des démocrates sociaux (CDS) et l'Union pour la démocratie française (UDF).
Jean Adrien François Lecanuet, de son nom complet, naît dans un milieu modeste. Formé, dans un premier temps, à l'école Bellefonds, il entre au pensionnat Jean-Baptiste-de-La-Salle, avant de poursuivre sa scolarité au lycée Corneille de Rouen. Il s'oriente ensuite vers des études littéraires au lycée Henri-IV à Paris.
Il est diplômé d'études supérieures de lettres et, à 22 ans, devient le plus jeune agrégé de France (agrégation de philosophie en 1942). Il enseigne en tant que professeur de philosophie à Douai et à Lille. Pendant la Seconde Guerre mondiale, tout en continuant à enseigner le jour, en 1943, il participe à la Résistance et entre dans la clandestinité. Son action inclut la participation à des réseaux de sauvetage des Juifs persécutés qui l'ont fait reconnaître comme un Juste parmi les nations. En août 1944, il est arrêté avec le commando qui venait de faire sauter la voie ferrée Lille-Bruxelles, et parvient à s'échapper avec la complicité d'un Polonais incorporé de force dans l'armée allemande.
À la Libération, Jean Lecanuet devient inspecteur général au ministère de l'Information. Il adhère aussitôt au Mouvement républicain populaire (MRP) et occupe plusieurs fois des postes de directeur de cabinet ou de chargé de mission auprès de ministres MRP (ministres de de l'Information, de la Marine marchande, de l'Économie nationale, de l'Intérieur, des Finances, etc.). Il est élu pour la première fois député aux élections législatives de 1951, dans la Seine-Inférieure, à l'âge de 31 ans. D'octobre 1955 à janvier 1956, dans le second gouvernement dirigé par Edgar Faure, il est secrétaire d'État aux Relations avec les États associés. Battu aux élections législatives de 1956, il est dans la foulée nommé (au tour extérieur) maître des requêtes au Conseil d'État. Il collabore régulièrement, par la suite, avec Pierre Pflimlin, dont il devient l'un des fidèles ; il fait d'ailleurs partie de son cercle de conseillers à l'hôtel de Matignon, lorsque Pflimlin dirige le gouvernement entre le 14 mai et le 1er juin 1958.
De nouveau battu aux élections législatives de 1958, il est élu sénateur de la Seine-Maritime en 1959. Il prend l'année suivante la tête du groupe MRP du Sénat. Lors du congrès du MRP des 23-26 mai 1963, il est élu président du parti, tandis que Joseph Fontanet en devient secrétaire général. Il entreprend une stratégie viser à relever le mouvement, alors en déclin électoral. Fin 1965, il annonce la création d'un « Centre démocrate » (CD), qu'il lance officiellement l'année suivante et dans lequel le MRP fusionne. Jean Lecanuet préside le CD jusqu'en 1976.
En décembre 1965, il est candidat à l'élection présidentielle, soutenu entre autres par Paul Reynaud. Démocrate-chrétien, il est le représentant d'un courant atlantiste qui bénéficie du soutien financier américain contre la volonté d'indépendance nationale incarnée par le général de Gaulle. Sa campagne est marquée par l'utilisation des spots télévisés, par sa décontraction et son charme, d'où son surnom revendiqué de « Kennedy français », et celui de « Monsieur dents blanches » par ses adversaires. Il utilise des méthodes de communication issues des élections présidentielles américaines. Ses prestations à la télévision, lors desquelles il se fait interroger par le populaire Léon Zitrone, sont considérées comme les meilleures des candidats. Mais l'influence de la télévision sur le comportement électoral a pu être surestimé, ce qui expliquerait pour partie son échec.
Alors qu'il était crédité de 3 % d'intentions de vote au début de la campagne, il obtient 3 777 119 voix, soit 15,57 % des suffrages exprimés. Il contribue ainsi à la mise en ballottage de De Gaulle. Pour le second tour, il ne donne pas de consigne de vote ; il affirme, par la suite, regretter de ne pas avoir appelé à voter en faveur du général de Gaulle. En 1966, il fonde le Centre démocrate, voie difficile lorsque le mode de scrutin favorise la bipolarisation. C'est ainsi qu'en 1972, il fonde avec Jean-Jacques Servan-Schreiber le Mouvement réformateur. Il négocie avec Pierre Messmer les désistements qui permettent le succès de la majorité de droite et de centre-droit aux élections législatives de 1973.
La carrière politique de Jean Lecanuet est durablement marquée par son mandat de maire de Rouen, durant presque vingt-cinq ans. Son influence sur la « ville aux cent clochers » est telle qu'il est bientôt surnommé le « roi Jean », dirigeant la capitale haut-normande sans partage jusqu'à sa mort, en 1993. Le 4 avril 1968, au lendemain de la démission de Bernard Tissot quittant ses fonctions pour des raisons de santé, Jean Lecanuet est élu maire de Rouen durant un conseil municipal extraordinaire. Il cumule bientôt cette fonction avec la présidence du syndicat d'études de l'agglomération Rouen-Elbeuf et la vice-présidence de l'établissement public de la Basse-Seine, devenant l'un des « hommes forts » de la Haute-Normandie dont il a dirigé, en 1974, le premier conseil régional. Si tout au long de sa carrière politique il sera amené à exercer d'éminentes fonctions, jusqu'au sein du gouvernement, il ne délaissera jamais ses responsabilités locales.
Décidé à faire de Rouen la « capitale du Grand-Ouest », Lecanuet mène une politique très ambitieuse : soucieux de freiner le déclin démographique de la métropole régionale, il œuvre pour la promotion des atouts locaux, vantant notamment la richesse patrimoniale du Vieux Rouen, et met en place d'importants travaux de réaménagements urbains s'étendant jusqu'à la rive gauche, faisant du quartier Saint-Sever une zone économique et commerciale active. Désireux de voir sa ville natale gagner en urbanisation, le maire est alors à l'origine de la construction du centre commercial Saint-Sever, achevée neuf ans plus tard. Dans le même temps, il établit la première voie piétonne de France, la rue du Gros-Horloge, décision qui fait de cette zone une des plus attractives pour les citadins et touristes. Plusieurs maires français favoriseront par la suite la création de rues piétonnes ou d'espaces défendus aux véhicules.
Mais le grand-œuvre de Jean Lecanuet comme maire de Rouen demeure l'aménagement d'un « métro » traversant la cité normande et passant par la périphérie ; il s'agit en réalité d'un tramway comptant plusieurs stations souterraines, dont une située à la gare de Rouen-Rive-Droite. L'idée venant du maire à partir de 1989, la mise en œuvre du projet est alors confiée au vice-président du SIVOM de l'agglomération de Rouen, Yvon Robert, d'où la dispute récurrente de la paternité du « métro rouennais » entre le maire emblématique de la ville, qui s'est beaucoup investi dans cette réalisation, et l'élu socialiste qui lui succédera indirectement, plusieurs années plus tard, à l'hôtel de ville, et qui s'impliquera dans le prolongement du tramway jusqu'à Saint-Étienne-du-Rouvray. Si Lecanuet meurt avant que le « métrobus » ne soit inauguré le 17 décembre 1994, il est toutefois régulièrement présenté comme l'initiateur de ce mode de transport désormais très prisé par les Rouennais. S'attachant à faire de la vieille cité normande l'une des attractions les plus touristiques de France, il a l'idée de créer, avec Patrick Herr, l'Armada de Rouen, un grand rassemblement de voiliers prenant place sur les quais de Seine tous les quatre à six ans, rendez-vous devenu incontournable et faisant de la ville une belle vitrine pour des millions de visiteurs.
Cette idée est née après une course transatlantique entre Rouen et New York qui célébrait le centième anniversaire de la traversée de l'Atlantique par la Statue de la Liberté en 1986. Continuellement, la liste menée par Jean Lecanuet s'est imposée lors des élections municipales de 1971, 1977, 1983 et 1989, au détriment de l'opposition de gauche, longtemps dirigée par le socialiste Michel Bérégovoy. Cependant, Jean Lecanuet n'a jamais désigné celui qui pourrait lui succéder parmi son propre entourage, bien que plusieurs élus comme Jeanine Bonvoisin, Michel Guez, François Gautier ou encore Pierre Albertini ont été souvent cités comme de potentiels dauphins pour la mairie de Rouen. Toutefois, la présence de l'entrepreneur Claude Bébéar, patron du groupe Axa, sur la liste du maire lors des élections municipales de 1989, a, un temps, laissé penser que ce dernier pourrait avoir des ambitions l'amenant à succéder, ensuite, au « roi Jean ». Or, le retrait politique de Bébéar vers 1991 n'a fait qu'ajouter de l'incertitude pour ce qui devait être l'après-Lecanuet.
Alors que la maladie rongeant le président Georges Pompidou rend peu probable l'hypothèse d'un second mandat pour le successeur du général de Gaulle, Jean Lecanuet songe à préparer sa candidature à l'élection présidentielle prévue en 1976 mais, peu convaincu par ses chances d'accéder au second tour, renonce finalement à l'idée de concourir. Il prend toutefois contact avec l'ambitieux ministre de l'Économie et des Finances, Valéry Giscard d'Estaing, avec lequel il se trouve des intentions communes dans la perspective d'un programme présidentiel centriste essentiellement tourné vers la construction européenne. Après la mort de Pompidou, survenue le 2 avril 1974, Jean Lecanuet s'engage activement dans la campagne de Giscard. Après l'élection de celui-ci face à François Mitterrand, Lecanuet voit son soutien de poids récompensé par sa nomination comme garde des Sceaux, ministre de la Justice dans le gouvernement de Jacques Chirac, tandis que le maire de Rouen était cité parmi les favoris pour le poste de Premier ministre. Le 12 janvier 1976, il se voit confier le titre honorifique de « ministre d'État ».
Comme garde des Sceaux, Jean Lecanuet doit mettre en œuvre d'importantes réformes promises par le nouveau président de la République : aussi, dès les premiers mois du septennat, c'est à lui qu'il revient de suggérer au Parlement d'abaisser l'âge de la majorité à dix-huit ans ; il se fait, en outre, le garant d'une réforme constitutionnelle permettant à soixante parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel et est, en 1975, le dépositaire du divorce par consentement mutuel. Fervent catholique exprimant des réserves sur cette mesure, il accepte toutefois de la défendre pour, assure-t-il plus tard, « guérir le mal lorsqu'il existe » sans pour autant souhaiter « augmenter le nombre de divorces » ou « faciliter » ces cas, rappelant que le mariage demeure, à l'époque, une « institution solide en France ». Alors que le président Giscard d'Estaing avait promis la légalisation de l'IVG, Jean Lecanuet fait savoir au chef de l'État qu'il refuse, pour des motifs d'éthique personnelle, d'en défendre le projet de loi devant le Parlement, comme le chef de l'État l'avait initialement envisagé ; c'est finalement la ministre de la Santé, Simone Veil, qui se voit confier cette mission difficile.
Ministre de la Justice alors qu'éclate l'affaire Ranucci, il exprime, après l'exécution du condamné, son soutien à la décision du président de la République qui avait refusé de le gracier. Il s'était positionné en faveur de la peine capitale et de son maintien pour les enlèvements d'enfants suivis de meurtre, en octobre 1975. Il souligne l'effet dissuasif de cette peine et déclare, le 30 juillet 1976, « [espérer] que cet acte sera exemplaire et que ceux qui croyaient pouvoir commettre des crimes si odieux et pouvoir échapper au plus grand des châtiments mesureront maintenant le risque qu'ils encourent. ». Après la démission de Jacques Chirac, suivie de la nomination de Raymond Barre à la tête du gouvernement, Jean Lecanuet quitte la place Vendôme pour être nommé ministre du Plan et de l'Aménagement du Territoire, tout en conservant la qualification de ministre d'État, à partir du 27 août 1976. Il perd ce portefeuille et quitte le gouvernement quelques mois plus tard, le 29 mars 1977.
Il est le premier président de l'Union pour la démocratie française (UDF), fondée par Valéry Giscard d'Estaing en 1978. Il conserve cette fonction jusqu'en 1988. Il est également président du Centre des démocrates sociaux (CDS) de 1976 à 1982, année lors de laquelle il abandonne la tête du parti pour se consacrer à la présidence de l’UDF. En 1986, Jacques Chirac souhaite le nommer ministre des Affaires étrangères, mais le président de la République, François Mitterrand, s'oppose à cette nomination. Dès lors, Plantu le représente dans les pages du Monde avec un cactus sous le bras.
Il termine sa carrière politique comme maire emblématique de Rouen, qu'il dirige pendant un quart de siècle, s'employant à valoriser son patrimoine historique. Son nom a été donné à l'ancienne rue Thiers, une artère du centre-ville, qui fait face à l'hôtel de ville. Dans la perspective des élections sénatoriales de 1992, il est pressenti pour succéder au centriste Alain Poher comme président du Sénat. Cette ambition est cependant contrariée par la maladie, qui contraint Lecanuet à laisser René Monory être investi candidat des centristes au « plateau ».
Le 22 février 1993, il meurt des suites d'un cancer généralisé. Sa première adjointe, Jeanine Bonvoisin, lui succède par intérim comme maire de Rouen, jusqu'à la désignation formelle de François Gautier. Conformément à ses volontés, il est inhumé dans l'abbaye Saint-Georges de Boscherville, un lieu qu'il prisait. Les arrêtés préfectoraux autorisant son inhumation ainsi que celle, plus tard, de son épouse Jacqueline dans un bâtiment public font l'objet de vives critiques de la part des défenseurs du patrimoine.